Je commence par le commencement, c’est-à-dire par faire un tour prudent de la bicoque. Tout est paisible. Un glouglou d’eau dans une vasque ; le cri mélancolique d’un oiseau de nuit et puis, lointain, feutré, cristallin, le carillon d’une horloge assaisonnant deux coups bien espacés…
Si j’étais un gars ordonné, méthodique et tout, je devrais alerter la poulaillerie pour faire cerner la baraque où se terre un dangereux criminel. Seulement moi, vous me connaissez. L’impétueux tempétueux ! Le risque-tout ! Il brave le vent et la tempête, San-A. C’est dans la nature de ses choses ! Vous l’avez déjà vu perdre l’occasion de faire une connerie, vous autres ? Ah ! la la, jamais ! Que non point ! Hardi petit ! Haut les cœurs ! Toujours sur la brèche, le beau commissaire ! Escaladeur de barricades ! Ralliez-vous à mon panache blanc !
Au lieu de me tailler, je sors mon sésame et me mets à tutoyer la serrure d’une porte basse, donnant sur l’arrière de la maison. Pas bégueule du tout, cette serrure. Avec un crochet à bottines, un gamin de cinq ans en deviendrait tabou. Je pénètre donc dans la taule en moins de temps qu’il n’en faut à un cul-de-jatte pour se choisir une paire de chaussures. L’endroit où je débarque ressemble tellement à une buanderie que ce doit en être une. Y a des machines à laver, des séchoirs, des planches à repasser plus quelques appareils dont l’utilité ne me parait pas évidente. Faut reconnaître que l’électroménager a exécuté un tel bond en avant qu’il n’y a plus moyen de le rattraper. Désormais, une cuisine équipée moderne est plus compliquée que le poste de pilotage d’un Boeinge. Ça devient coton, mes grandes filles, d’être ménagère. Bientôt vous aurez intérêt à vous faire cosmonautes et à vous manipuler la capsule plutôt que le bastringue à infrarouge de vos laboratoires nucléaires où la bouffe qu’on y accommode ressemble à de la jaffe pour clébard.
Je traverse la buanderie et débouche dans un large couloir ripoliné en crème où flotte une désagréable odeur de désinfectant.
Au bout de celui-ci commence un escalier de pierre. Je continue de me hasarder. Le silence est glaçant, bien tendu, bien nocturne. Mais brusquement, un cri terrible s’élève. Non, les gars, je n’essaie pas de pondre dans l’horreur. Le côté hou-hou-fais-moi-peur, c’est pas ma longueur d’onde. J’ai d’autres méthodes pour vous carboniser la nervouse, vous mettre le palpitant en torche. Les grands cris sinistres dans la nuit, je laisse ça aux champions de l’épouvante. Je veux pas piller leurs petites recettes, empiéter sur leurs domaines. Les portes qui grincent, le hurlement apocalyptique, vous parlez, ce que j’en ai à branler, mécolle ! Merci bien, je leur en fais cadeau, aux besogneux du frisson tarifé ! Je m’en voudrais de vous servir ce réchauffé de gargote (mit uns) ; cette décoction de tir-à-la-ligne. Les bas morcifs de la cuisine littéraire, j’en veux pas dans ma boutique. Je sers que du surchoix, moi. De la first quality estampillée par la chambre syndicale des maîtres-artisans. Vous pouvez mater la came, vous y trouverez l’estampille officielle, le label de garantie. Mais enfin, quoi, je peux tout de même pas, par pudeur professionnelle, vous cacher la vérité. Un cri que je n’ai pas peur de requalifier de « terrible » a bel et bien retenti. Un cri démentiel, ça y est, c’est lâché, je l’ai dit à ma grande honte. Démentiel. Attendez, comment ils vous tortilleraient ça, les spécialistes de la trouillomanie ? Ah oui : INHUMAIN ! Pour eux autres, c’est ça la pothéose angoissante, le fin du fin. Un cri inhumain ! Ils ajouteraient que j’en ai froid dans le dos. Ben, ils auraient raison. J’EN AI FROID DANS LE DOS, mes petites tronches. De l’électrac me dégouline le long de la raie médiane comme la foudre suit le câble évacuateur d’un paratonnerre (de Zeus). Seulement moi, au lieu d’aller se perdre dans la terre, ça m’engouffre dans le fignedé. Flluittt ! In the bab’, recta ! Ou plutôt rectum, pour ceux qui lisent le latin dans le texte.
Ce cri s’est produit au bout du couloir. Je vais pour me précipiter, lorsqu’un double bruit de pas résonne dans la cage d’escalier.
On vient !
Toujours comme dans les romans à traczir. Vraiment, je ne suis pas fier de moi ! Mais enfin, la vérité avant tout, non ? Dieu merci, je fais passer ma probité avant mon orgueil.
Je me convoque pour une conférence intime à laquelle je réponds immédiatement, et je décide à l’unanimité plus ma voix de me planquer.
La première porte venue fera mon affaire. Justement, il y en a une à cinquante centimètres de moi.
La pièce où j’atterris doit être la cave à vin de la demeure car il y règne une température plutôt basse. Au bout de quelques instants j’éternue et un frigoulet noir me tombe sur les endosses. J’ai beau tendre l’oreille, je n’entends plus rien.
Par prudence, je décide de patienter un peu dans ma cave. Pour me réchauffer, j’exécute une petite danse du scalp silencieuse. Mal m’en prend car je télescope une surface dure, ce avec une telle violence que la surface en question chancelle. Il y a un blaoum suivi d’un floc. M’est avis, mes fistons, que je viens de chambouler le matériel. En tout cas ce petit branle-bas n’a alerté personne, semble-t-il, car le calme continue de régner dans le couloir.
Histoire de vérifier l’étendue du désastre, si désastre il y a, je gratte une allumette. À la lumière furtive du bout de bois je constate que je ne me trouve pas dans une cave, mais dans un local absolument nu et blanc, uniquement meublé d’une table métallique.
C’est cette table que j’ai renversée.
Quelque chose était primitivement posé dessus, qui git maintenant sur le carreau.
Un cadavre !
L’allumette me tombe des doigts et agonise en grésillant entre mes pieds.
VII
MERCREDI 2 HEURES
(PILE)
Nuits de Chine, nuits câlines, qu’ils chantaient, nos grands-pères !
Tu parles !
Dans ce temps-là, au moins, entre deux guerres ils avaient la paix. Vous savez pourquoi ? Parce qu’entre deux guerres, ils avaient LE temps.
C’est ce qui nous manque le plus, désormais, LE temps. Tout va trop vite, à des allures supersoniques. On est tous des projectiles balancés en tous sens. On a même plus le loisir de faire notre connaissance qu’on est déjà hors de portée les uns des autres, inaccessibles, dans des régions à jamais compromises.
Voilà notre drame.
On bouffe à des douze cents kilomètres/heure déjà. On baise idem, dans les cabines des super-jets. Parce que y a ça aussi : tout est super maintenant. Super-ceci, super-cela, faramineusement abouti, à peine contrôlable par l’homme. Rapidos il démissionne, l’homme, avec ses ordinateurs qui pensent pour lui, échafaudent son futur, délectent ses besoins mieux qu’il ne le fait lui-même. Un jour, du train des choses, on se donnera plus la peine d’exister. Tout sera écrit à l’avance, à la virgule près. Vivre, ça équivaudra à consulter le grand livre du destin universel. On saura le temps qu’il fera dans cent ans, comme on sait déjà le nombre des pèlerins qui voteront oui ou merde à la prochaine consultation électorale. Il se fait programmer, le mec d’aujourd’hui. Tout : son temps de coït, son assurance auto, ses funérailles, la couleur de ses volets, le traitement de ses hémorroïdes.
On déverse la sauçaille dans la grande gueule vorace des appareils I.B.M. Ils digèrent tout ça et t’annoncent la coqueluche du petit dernier pour le 12 février prochain, le bide du théâtre Machinchose à la rentrée, le nombre de points qu’obtiendra Popaul en math quand il passera son bac ou son mort-bac. C’est la fin des pythonisses, mes frères ! Bientôt on ira les trouver, non pas pour qu’elles vous prédisent ce qui va arriver, mais pour qu’elles vous racontent ce qui n’arrivera plus jamais. Elles seront les dernières poétesses, en somme. Puis peu à peu on se soumettra au prévisible, au PROGRAMME !