Je n’échappe pas à la règle, aussi m’abîmé-je dans une songerie qui préfigure déjà le sommeil en tentant, mais vainement, de retirer ma main de celle de ma femme. Soudain, alors que les dentelles perverses d’Anastasia sarabandent de plus en plus vite dans ma tronche, une voix connue retentit, en provenance du fond de l’avion.
— Dites donc, camarade loufiat, ça commence à bien faire, avec vot’ volga-tord-boyaux. Elle titre au moins quatre-vingt-dix degrés ! C’est pas de la gnole, mais du décapant. J’en ai quine d’écluser de l’eau de Cologne ! Faites-moi le plaisir de descendre à la cave pour si vous y trouveriez une bouteille de beaujolais-villages !
S’agit-il d’un songe sonore ou est-ce bien le cher organe de Bérurier qui trouble la paix feutrée de l’avion ?
Indécis, je m’arrache au sirop pour quitter mon siège.
— Krzzwlbvzof ? s’inquiète mon épouse.
Je file un regard interrogateur à Anastasia.
— Elle demande où vous allez ? me répond tacitement celle-ci.
— Dites-lui que je vais changer le disque de ma voiture, grommelé-je en matant les voyageurs du Tupolev.
J’ai beau me détroncher, je n’aperçois pas Bérurier. J’examine les passagers sans succès. La voix du Gros, c’était dans un bout de rêve… Il s’agissait juste d’une petite autosuggestion auditive née probablement du zonzon des réacteurs. Et pourtant…
Afin de donner le change, je me dirige vers les cagoinces de la queue. Je m’y rends lentement, en matant bien chaque gus l’un après l’autre. Comme j’atteins le fond de l’appareil, une rigolante me point. Évidemment qu’il est là, le Gravos. Mais grimé de telle sorte qu’il y faut l’œil exercé d’un poulardin de ma trempe pour le reconnaître. Il fait boyard de la belle époque, Alexandre-Benoît, avec ses cheveux en brosse, d’un châtain tirant sur le roux, ses grandes moustaches du général Dourakine et ses lunettes cerclées d’or. Il porte un complet gris, très strict, un col à dévorer de la tarte, tandis qu’une chaîne de montre qui pourrait servir à haler un train de péniches lui barre la poitrine.
Je lui virgule un clin d’œil au passage, ce qui le renfrogne, bien qu’il s’agisse là d’un verbe pronominal. Vachement déçu de s’être laissé retapisser, le Dodu. Sa trogne avivée par les feux de la vodka étincelle. Il a le sang à fleur de nez ! On le lui tordrait, il en jaillirait du vin.
Il est assis à côté d’un grand type maigre à tête de lézard vert, lequel écrit fiévreusement des trucs probablement importants sur un cahier à souches. Je me rends jusqu’aux lavabos et griffonne sur un morceau de faf à train cette prose discutable :
T’avais déjà une tête de lard, maintenant t’as une tête de c… Si tu ne veux pas qu’elle se transforme en tête à claques, écris-moi la raison de ta présence à bord et fais-moi discrètement parvenir ton message.
Je roule mon billet menu en songeant que le papier-dargif constitue le support idéal pour adresser de la correspondance à Bérurier. J’imagine fort bien un bouquin où seraient rassemblées les perles du Mastar et qu’on imprimerait sur faf hygiénique. La lecture en rouleau, tiens ! Ça éviterait de tourner des pages. Plus besoin de numéroter, ça se déviderait automatiquement. La fortune des éditeurs, je prévois, car enfin on ne pourrait pas se le refiler le livre-rouleau puisqu’on tirerait la chasse après lecture.
Je comprends pas que personne n’y ait encore songé dans le monde de l’édition. Sans compter, que certaines œuvres se prêteraient tout particulièrement à cette innovation. Les Hommes de bonne volonté, pour les constipés chroniques. La Nausée, pour les femmes enceintes, vous mordez l’astuce ?
En regagnant ma place, je colle mon petit cylindre de papelard sur l’oreille du Gros, comme un épicier remise sa cigarette. J’ai des gestes précis de piqueur napolitain, parfois. Ne me reste plus qu’à attendre la réponse.
Natacha me vachit un sourire et pose sa tête sur mon épaule dans un geste de brutale câlinerie. De quoi me faire péter la clavicule !
Anastasia, quant à elle, abaisse son livre sur ses genoux bien ronds et me défrime gravement.
— Il sait donc lire ? me dit-elle à brûle-pourpoint.
J’ai l’impression que ma glotte lâche tout, comme une poire mûre, et me choit dans l’estomac.
— Qui ? bavoché-je.
— Votre ami Bérurier, répond la douce enfant. Je n’aurais jamais cru que sa culture aille jusque-là.
Elle reprend son livre et s’y ré-abîme. Je commence à me dire, mes amis, qu’on vit toujours un peu en marge de son existence. On biaise trop, voilà le malheur. On compose avec les gens, les choses. On fait des passes de muleta à tort et à travers au lieu de prendre le taureau par les cornes une bonne fois. Moi, au lieu de finasser, d’encaisser, de louvoyer, j’aurais dû avoir une explication franche et loyale avec Anastasia avant de quitter Paname. Baffes à l’appui, œuf corse, troisième degré en cas de besoin. Lui sortir tout le fromage, à cette poupée ! L’essorer à bloc ! Jusqu’à l’ultime goutte ; par tous les moyens : les grands, les petits, les perfides, les inavouables ! Mais en avoir le cœur net, quoi, merde ! Savoir de quelle couleur sont ses brèmes et ce qu’ils espèrent de moi, les camarades.
La réponse ne se fait pas attendre. Elle m’arrive sous la forme d’un emballage de paquet de gauloises qu’on a ouvert et retourné afin d’utiliser sa blancheur intérieure. Le Dodu vient de me le balancer sur les genoux en gagnant les tartisses de l’avant.
— On devrait installer un système pneumatique, gouaille Anastasia de l’autre côté de son bouquin.
Ulcéré, je dépile le message et vous le livre sans y changer une virgule, pour l’excellente raison qu’il n’en comporte pas :
Fais comme les astrologues mon pote. Avant de vouloir sortir de ta capsule attends d’être posé sur leur bite[12].
Ça se veut sibyllin et ça l’est. Il n’en faut pas plus pour me faire sortir de mes gonds. À quoi bon s’entourer de vaines précautions puisqu’aussi bien la môme Anastasia est là qui vigile, qui voit tout, le dit et persifle. D’un bond je fonce vers les chiche-broques. Le Gravos a relourdé et chante en se dépantalonnant le fameux air des Matelassiers.
— Ouvre, figure de fesse ! grondé-je en agitant le loquet.
— Et ta sister, elle bat le butter ou quoi t’est-ce ? rétorque le cynique Béru.
— Si tu n’ouvres pas, j’enfonce ! avertis-je.
Une incongruité formidable répond à ma menace. C’est tellement violent que, l’espace de trois secondes, je me demande si l’un de nos réacteurs ne vient pas de déclarer forfait. Puis l’organe du Terrible, saccadé par des efforts viscéraux, déclare :
— Y en a qui m’ont l’air de perdre le contrôle de leur self, à ce qu’on dirait !
Suit alors une série de bruits sur lesquels mon sens inné des convenances m’empêche de m’étendre, ce que je n’ai pas à regretter car ça ne serait pas des plus confortables. Une hôtesse qui ressemble à un travesti surgit de l’allée cavalière.
— Quelque chose qui ne va pas ? me demande-t-elle en anglais, car lorsqu’on est russe et navigante il est bon de savoir parler une langue capitaliste.
— Il y a dans ces toilettes un homme qui m’a l’air souffrant, mens-je. Peut-être devrions-nous enfoncer la porte.
Elle se révulse à cette perspective. D’un geste décidé elle toque le panneau de bois frêle.