Doctement, le voilà qui contourne la table, refoule le maire encré, claque le registre et desserre sa ceinture qui le déguisait en 8 majuscule.
Béru tousse pour s’aménager l’inspiration et coule un regard gélatineux sur la maigre assistance. Outre les mariés (toujours indispensables dans une noce) et l’interprète assermenté, sont réunis pour ce glorieux jour ma brave Félicie, émue aux larmes bien qu’elle sache qu’il s’agit d’un mariage au flan ; la dame Bérurier, rutilante comme une meule de paille dans sa belle robe jaune ; Marie-Marie, sa nièce affectionnée ; Mathias, le rouquin du labo ; un détaché de l’ambassade soviétique et Anastasia Rontéburnansky, l’amie d’enfance de ma tendre épouse. Suffit de mater cette souris pour comprendre à quel point la vie est mal fichue. Si ç’avait été elle et non Natacha, la fille du professeur Bofstrogonoff, mon étrange mission devenait une partie de plaisir, mes jolies. Car elle a tout pour faire aimer l’U.R.S.S., Anastasia. Des cheveux d’or, des yeux de cristal, des pommettes un chouïa asiates, un teint de rose, un corps longiligne, délicatement musclé et renflé aux endroits conçus pour, une voix tiède comme un soir d’été sur l’Ukraine avec le plus délicieux, le plus affolant des accents (car elle cause français).
La première fois que j’ai aperçu les deux donzelles, j’ai espéré que c’était elle, la Natacha, et pas la grosse pomme au rire niais. Mon cœur s’est payé une jolie cabriole. Manque de fion, c’était l’autre !
J’ai failli démissionner sur l’heure.
Il en a toujours eu de suaves, le Vieux.
Un matin, il me carillonne. « Montez immédiatement, mon petit ! »
Son petit ! J’aurais dû me gaffer d’un coup foireux.
Je grimpe au sanctuaire et je le trouve tout joyce, les mains aux poches, l’œil rigolard, la pochette en bataille avec le crâne qui lançait plus de rayons lumineux que le clignotant d’une ambulance.
— Asseyez-vous, c’est plus prudent car ce que j’ai à vous proposer risquerait de vous faire perdre l’équilibre.
J’ai l’oreille musicienne. Je sais capter la fausse note de la petite flûte parmi le fracas des cuivres. Son ton gaillard cachait une gêne. Or, croyez-moi, la gêne du Vioque c’est une denrée plutôt rare. Vous auriez plus vite fait de dégauchir un diamant dans le sous-sol de votre potager que de la timidité dans la conduite de mon vénéré Boss.
— D’abord l’avant-propos, attaque le cher homme. Vous connaissez bien sûr le professeur Poreux de la Coiffe ?
— Le physicien ?
— Bravo !
— Il est mort en Russie le mois dernier, n’est-ce pas ?
— En effet. Si vous vous présentiez à un jeu télévisé, vous gagneriez sûrement un voyage autour du monde, mon petit.
— Ceux que vous m’offrez suffisent à satisfaire ma bougeotte, monsieur le directeur.
— Poreux de la Coiffe est décédé…
— D’une crise cardiaque, coupé-je.
— Exact. Son corps a été rapatrié et l’autopsie a confirmé la chose.
— Il existe des crises cardiaques provoquées, patron.
— Je ne l’ignore pas, mais là n’est pas la question. Poreux de la Coiffe est mort, c’est une réalité qui nous suffit. La manière dont il est devenu cadavre n’intéresse que la petite histoire, nous avons d’autres chats à fouetter.
Sa voix ne guillerette plus. Elle a retrouvé sa belle âpreté des instants solennels.
— Savez-vous ce que notre grand cerveau faisait en Union soviétique ?
— Une tournée d’information auprès de ses confrères de là-bas ?
— Auprès d’un de ses confrères, rectifie le Tondu, le professeur Boris Bofstrogonoff dont les travaux sont similaires à ceux du regretté Poreux de la Coiffe.
L’éliminé de la coupole sort ses mains de ses poches pour s’auto-tâter les paumes. Après quoi il s’essuie le bout des salsifis à sa pochette de soie blanche qui n’en reste pas moins immaculée.
— Le professeur Poreux a toujours professé des opinions communisantes, bien qu’il soit né baron de la Coiffe !
— On peut être français et porter des chaussures italiennes, objecté-je.
Ça n’est pas du goût de Pépère, lequel a des idées en forme de fleurs de lys. Néanmoins, comme disait Cléopâtre, ayant un méchant boulot à me confier, il rengaine son mécontentement.
— Nous sommes bien d’accord, mon cher ami : chacun est maître de sa pensée ; seulement rien ne va plus lorsque les opinions d’un homme l’amènent à porter les fruits de ses travaux à une nation qui, pour être amie, n’en est pas moins étrangère ! Cela porte le vilain nom de « trahison », exact ?
— Ah bon, parce que le professeur… ?
— On n’a retrouvé aucune trace de ses recherches dans le coffre où il les enfermait et dont il était le seul, vous m’entendez bien, San-Antonio, LE SEUL à posséder la clé et la combinaison. D’où il est aisé de conclure que Poreux a emporté ces documents en U.R.S.S. et qu’ils y sont restés. Cela dit, il se peut très bien qu’il ait agi poussé par sa passion de chercheur. Il a pu simplement vouloir confronter ses travaux avec ceux de son homologue russe. Ce qui importe, ce n’est pas la nature de ses intentions, mais le résultat. Or, dans notre affaire, le résultat est négatif : les documents sont perdus pour nous.
— Et c’est catastrophique ? laissé-je négligemment tomber.
Il manque en avaler sa pomme d’Adam comme une belon, le Vitrifié.
— Vous savez ce qu’avait découvert Poreux de la Coiffe ?
— Pas exactement…
— Ah bon, sinon vous ne me poseriez pas cette question !
Allons bon, v’là que je viens de faire un exercice de chute libre dans son estime, au Big Boss. J’ai cessé d’être « son petit », son « cher ami » son « bon San-Antonio ». Me revoilà devenu subalterne terne, petzouille, ignare, analphabète bête. Un locdu, un outil, un roseau non pensant ! De la sciure à éponger le caca du chat. Du béotien de qualité inférieur. De la chose en solde. Du rien-qui-vaille. Une presque-absence !
— Excusez-moi, monsieur le directeur, mais dans mon métier je n’ai guère le temps de me consacrer aux exploits scientifiques. Je ne les fréquente que par la bande. Fleming n’est vraiment devenu pour moi une réalité que le jour où la pénicilline m’a débarrassé d’un phlegmon à la gorge, et il a fallu que je voie des types se baguenauder autour de la Lune pour que je mesure vraiment ce qu’est le dénommé von Braun.
Ma sortie le fait rentrer[2] dans les voies de la mansuétude.
— Ne vous emballez pas, de grâce ! s’exclame-t-il.
Je déteste un sourire aussi franc et loyal que des promesses électorales.
— Je ne m’emballe pas, patron, je vous explique la nature de mon ignorance.
Il lisse les poils de ses oreilles, lesquels constituent ses ultimes mèches de cheveux.
— Poreux de la Coiffe a découvert la bactérie végétalo-foisonnante, San-Antonio, murmure le Vieux d’une voix humide et solennelle, ce qui n’est pas foncièrement incompatible, l’humidité et la solennité allant souvent de pair, et même de pères dans les monastères.
— Formidable ! m’exclamé-je. Et ça consiste en quoi ?
La désolation se peint sur son visage comme des chiffres sur une plaque minéralogique[3]. Il me prend en atroce pitié, l’élimé du cuir chevelu. Mon ignorance le panique. Il désespère de moi.
— Ça consiste très exactement en ceci, San-Antonio : grâce à la découverte de Poreux de la Coiffe, le Sahara pourra devenir un jour aussi fertile que la Beauce ou la Brie (antiatomique, ajouté-je in petto, et pour ma satisfaction personnelle).
— Mince, m’exclamé-je, enfin une invention foncièrement pacifiste !
3
Naguère, un lecteur me demandait : « Mais où diable allez-vous chercher vos comparaisons saugrenues ? » Je vais vous faire une confidence qui n’engage que ma responsabilité aux tiers je me le demande aussi.