— Admets, mon pote, que je pressentais juste, ajoute le Gros, car m’est avis qu’on ne vient pas de toucher le tiercé dans l’ordre !
XIII
JEUDI 10 HEURES
(HEURE DE JE NE SAIS Z’OU !)
Moi, le jour que j’arriverai au bout de mes surprises, j’aurai un petit jardin sur le bide, probable, avec stèle marmoréenne pleine de regrets éternels taillés dans la masse ! Toujours, je pense que ça va être terminé, les coups de théâtre, les renversements vertigineux de situation, les z’haut-le-corps de feuilletons. Je me dis qu’il y a quine des effets stupéfiants, qu’à force je me dirige doucement vers l’infarctus, vu qu’il est pas possible de résister pendant des lustres à de brutales émissions d’adrénaline qui vous chanstiquent la pression artérielle et vous montgolfient les bronches. Ouais, par moments il m’empare, le grand vertigo. Je manque d’assiette à considérer la réalité. Je nébule de la coiffe ! J’ai envie de crier : « N’en jetez plus, la cour est pleine ! » Ou bien si je traverse une période d’accalmie, je tends à considérer qu’elle est enfin arrivée, la sérénité que j’aspire. Ouf : formez les faisceaux ! C’est le grand bivouac ! La longue halte récupératrice. Le beau farniente de rêve dont on entend murmurer les sources, gazouiller les oiseaux et folâtrer le soleil dans les ramures. Mais va te faire considérer chez les Grecs, oui ! À peine arrêté, il repart, le manège ! Elle se remet en route, la chenille toboggantesque. Tenez : un exemple… Prenons le cas de tout de suite ! J’ai été enquestché dans l’avion, ainsi que mes compagnons de voyage par des pirates de l’air. C’est déjà un coup fourré de première, non ? Passons ! Je reviens à la vie dans un camp perdu au cœur des neiges, en ignorant entre quelles mains je suis tombé. Pas mal non plus, eh ? Mais tout ceci est de la broutille en branche ! De l’amer en bâton !
Le plus siphonnant, mes drôlettes, c’est le réveil de « ma » femme. Vous voulez que je vous cause de sa réaction, après qu’elle a récupéré ? Vous y tenez vraiment ? Soit ! Eh bien, elle est pratiquement thermidorienne, sa réaction, mes gueux ! Effarante ! La môme avise le vioque au crâne de clown. Elle pousse un cri et se jette sur lui en sanglotant.
— Elle le connaît donc ? demandé-je à la chère Anastasia qu’on vient de désanesthésier à son tour.
Pour la première fois, je vois tressaillir ma belle violeuse de conjoint. Elle semble en morfler plein les carreaux, miss Rontéburnansky. On a beau les entraîner à l’extrême dans les services secrets soviétiques, pour une fois son self-control a des ratés. Je vois son regard s’agrandir au point de ressembler au lac Léman (qui est un lac clément). Sa bouche s’entrouvre. Sa jolie tête dodeline façon grand-mère venant de trouver le squelette d’un amant oublié dans le vieux placard du grenier.
— C’est son père, balbutie-t-elle enfin.
Pour lors j’hérite son vertige. À mon tour j’ouvre le grand diaphragme.
— Voulez-vous dire qu’il s’agit du professeur Bofstrogonoff ?
— Elle n’a pas d’autre père à ma connaissance, cingle Anastasia.
N’étant pas à court de lieux communs lorsque j’entreprends de vous raconter une histoire, j’y vais d’un pitoyable : « c’est impossible ! » qui ferait hausser les épaules à une bouteille d’Évian.
Charitable à ses moments d’inattention, Anastasia se contente de murmurer :
— Et cependant c’est bien lui !
Le jeune homme au réanimateur quitte la pièce après avoir cloqué son instrument dans un sac de cuir à fermeture Éclair. Il ne s’est pas occupé du vieillard, aussi l’interpellé-je :
— Et le professeur ?
Notre ressusciteur hausse les épaules.
— Plus tard, fait-il.
Et il sort.
Détail : la porte ne ferme pas à clé et ne comporte aucun verrou extérieur. Nous pouvons sortir à volonté. Ce que je me hâte de faire. Mais je ne moisis pas longtemps hors de la baraque car à l’extérieur règne une température d’au moins vingt degrés sous zéro.
— Passe-moi ta veste ! dis-je au Gros.
— Qu’est-ce que tu vas en faire ? s’inquiète mon ami.
— Un pardessus, réponds-je. Pendant que tu y seras, prête-moi ta flanelle.
XIV
JEUDI 10 H 14
(ENVIRON)
Au début, je crois qu’il neige à cause des flocons gros comme la lune qui me tourbillonnent autour de la ruche. Mais très vite je me rends compte que le bizarre blizzard, en soufflant dans les sapins, emporte le blanc manteau de ceux-ci, le haillonne et le disperse.
Je marche en direction de la cabane la plus proche. Mes ratiches castagnettent à outrance. Si ça continue, je vais être déguisé en stalactite avant d’atteindre mon objectif. Histoire de me faire circuler le raisin, je galope. Cabriole plutôt, car dans cette épaisseur de Chantilly, il est duraille de vouloir battre le record du deux cents mètres. J’enfonce jusqu’aux genoux. Je crois que la désordonnance de mes pensées me réchauffe plus encore que mes mouvements. Je vis une aventure tellement ahurissante, mes bons amis ! Au cours de laquelle les événements se précipitent avec tant de violence que j’ai de la peine à les suivre. Où sommes-nous ? En quel territoire ? Entre quelles mains ? À quelles fins ? Pourquoi cet enlèvement en plein ciel ? Comment le fameux professeur Bofstrogonoff se trouve-t-il prisonnier de ces bonshommes des neiges, lui aussi ? Ah, mes belles frangines, j’en trimbale des questions dans ma vaste cervelle accueillante ! J’en distille de la curiosité ! Faudra qu’à l’occasion je me fasse investiguer à la radio, minutieusement. Je dois avoir, quelque part dans le baquet, une glande à points d’interrogation, probable.
Bon, assez digressé ! Me voici à la cabane voisine, avec un éclat de banquise à la place du pif et un autre en guise de scoubidou voltigeur.
Je pousse la lourde sans difficulté. Ils ignorent les verrous dans cette contrée. Une bouffée de chaleur me happe, me régénère. Une odeur de whisky m’humecte les muqueuses. J’avise une douzaine de types dans la chambrée. Ils se consacrent à des occupations divertissantes très variées. Certains lisent, d’autres jouent aux cartes, d’autres encore écoutent la radio diffusée par de forts transistors à antennes ou bien se confectionnent des grogs. Tout ça fait songer à quelque caserne hivernale. C’est paisible, ça sent l’homme et l’alcool.
Des portemanteaux courent (ce qui est manière de causer) le long de la cloison et je suis frappé de constater que des manteaux d’uniforme, doublés de fourrure, y sont accrochés. Ces uniformes ne sont pas soviétiques. Voilà ce qui me fait tiquer.
Mon entrée est passée résolument inaperçue. Pas un des gus ici présents n’a levé le menton. Chacun est resté abîmé dans sa distraction du moment. Après un moment de flottement, je m’approche d’un zig occupé à lire. Ça m’inspire confiance, un lecteur. Notez bien qu’il ne potasse pas du Saint-Simon (priez pour moi) l’intellectuel en question. Il se farcit seulement une revue sexy sur la couvrante de laquelle une superbe demoiselle rousse fait le grand écart sur une plaque de verre (l’objectif étant placé sous la plaque de verre, si vous voyez ce que je veux dire. Ce qui explique que je, puis vous garantir la rousseur de la personne).
Le titre de la revue étant simultanément anglais et pornographique, j’interpelle le mateur dans cette langue (si j’ose charabier ainsi) et je vous traduis ci-dessous notre conversation afin de vous épargner l’emplette d’un dictionnaire franco-rosbif.
— Je m’excuse de troubler votre méditation, camarade, abordé-je.
Le zig abaisse sa revue de douze centimètres, ce qui me permet d’admirer la double page centrale qui représente deux dames furieusement nues, à califourchon sur une motocyclette. Elles sont toutes les trois admirablement culbutées.