Je vous fais un cours d’arboriculture, parce que j’ai un dessein derrière la tête, mes gredins ! Croyez pas que j’essaye de vous éduquer : à l’impossible nul détenu. Je prépare seulement mes arrières, les gars. Je balise mon récit pour ainsi dire, vous le comprendrez dans un peu moins de pas longtemps.
Bref, malgré le froid cruel, j’admire ces splendides boqueteaux de mordicus car c’est la première fois qu’il m’est donné d’en voir sur pied. Faut que je les profite, m’en repaisse les châsses. Il pousse pas n’importe où, le mordicus, surtout le persistant à valvules circonflexes. Achetez le bouquin de chez Payot, tiens, vous comprendrez qu’il est pas fréquent, cet arbre pas répandu ! Vous pouvez draguer dans la forêt de Fontainebleau, vous y trouverez plus facilement un bouton de braguette à Napoléon. Même dans les Alpes, on fait tintin, question du mordicus persistant à valvules circonflexes. En Suisse, si je vous disais, ils en ont planté dans leurs parcs botaniques de montagne. Eh ben tiens, fume ! Ils ont tous péri, les mordicus. Et pourtant, sur la question conifères, ils sont imbattables, les Suisses, faut s’incliner !
Après le fromage, c’est leur principale distraction, leur hobby.
Le ski-doo stoppe devant une construction longue et basse.
— Suivez-moi ! recommande le colonel.
Facile à dire. Je suis tellement pétrifié par le froid que je reste éperdument Louis XV sur ma selle. Les cannes entre parenthèses, un peu comme ces cavaliers de plomb qu’on a enlevés de sur leur dada. Faut que l’officier m’assiste pour que j’arque jusqu’à sa crèche. Qu’il me frotte le dos et les jambes d’un poing vigoureux manière de me faire vadrouiller le raisin dans les pipelines.
Enfin j’arrive dans sa cambuse où la bonne chaleur achève de me ragaillardir.
C’est mimi tout plein, chez Birthday. Son salon est quasiment luxueux, meublé de vrais meubles modernes, avec des tentures aux fenêtres et, croyez-moi ou allez vous faire aimer chez les Grecs, de la vraie moquette au sol. Un nid dans les neiges. Y a même une authentique cheminée dans laquelle brûlent des bûches de mordicus.
— Asseyez-vous, commissaire !
Je me laisse quimper devant Pâtre, sur une banquette rembourrée. Les belles flammes qui gambadent sous mes mains bleuies donnent de la consistance à mon moral. Rien de plus tonifiant qu’un bon feu de cheminée, mes frères. Il fascine et envoûte. Variant à chaque seconde. Fusant, craquant, gerbant, étincelant, crépitant, léchant, s’effondrant, repartant, il capte votre attention polarise vos rêves, vous engourdit doucement.
— Un drink ? proposa le colonel.
— Pas de refus.
— Scotch, bourbon ?
— Je préférerais de la vodka.
— Facile !
Il soulève le couvercle d’un coffre, s’empare d’une bouteille et de deux godets. Les rasades qu’il sert vident aux deux tiers le flacon.
— À votre bonheur de jeune marié ! dit-il d’un ton enjoué en élevant son glass à la hauteur de son nez.
Je le dévisage avec curiosité. Il m’intéresse, cet homme. Voilà un personnage singulier, sûrement l’un des plus étranges qu’il m’ait été donné de rencontrer au cours de ma vie aventureuse.
— À l’Alaska ! réponds-je.
On boit. Lui, d’un formidable coup de gosier. Gloupp ! Moi, plus voluptueusement, à la française, c’est-à-dire à la gourmande. Le Français, ce qui le différencie essentiellement des autres peuples, c’est qu’il fait vite son travail, mais qu’il jouit lentement. Il s’attarde sur les bonnes choses. Il aime pas se mobiliser le sensoriel pour des nèfles. À table ou au plumard, faut qu’il sirote !
« Maintenant, me dis-je en fixant le feu embrasant ce coin de salon, il va se passer quelque chose, je le sens. Ce type a une idée de derrière la tête et s’apprête à me l’exposer. Si je fais partie du voyage, c’est parce qu’on a besoin de moi. »
Un temps de silence troublé seulement par les craquements du feu et les hurlements de la bise, dehors.
— Commissaire, attaque soudain Birthday, je vais vous demander votre collaboration.
Je ne réponds rien, un prudent mutisme constituant la plus sage des attitudes.
— Voyez-vous, continue le colonel en se servant une nouvelle tournanche d’alcool, je sais parfaitement à quoi m’en tenir à propos de votre mariage et je sais aussi quelle mission vous a été confiée. Permettez-moi de vous faire remarquer qu’elle n’a plus sa raison d’être maintenant que Bofstrogonoff est entre nos mains. Le plus sage est donc que nous fassions cause commune, monsieur San-Antonio. Après tout, nos deux pays ont partie liée…
Il se tait, vide son second godet et m’interroge d’un hochement de menton.
— Ensuite ? demandé-je sèchement, manière de lui indiquer que je n’achète pas mes slips par correspondance.
Il vient s’asseoir auprès de moi.
— Bofstrogonoff ne cédera jamais à la contrainte, dit-il. Miss Rontéburnansky a raison quand elle prétend qu’on pourrait découper sa fille en morceaux sans arriver à l’amadouer…
Je secoue la tête.
— N’existe-t-il donc pas des méthodes permettant de piller le subconscient d’un individu pour lui arracher ses plus farouches secrets ?
Birthday hausse les épaules.
— Hum, on exagère. Cela est vrai pour obtenir un aveu ou une révélation assez courte dans son énoncé, pas pour capter des années de travaux scientifiques.
— Il existe en tout cas le lavage de cerveau, grâce auquel on parvient à modifier la façon de penser d’un homme, à rendre communiste un capitaliste et inversement…
Le colonel jette le fond de son verre au feu. Une grosse flambée se produit, ponctuée d’un tiaoff de lampe à souder.
— C’est un travail de longue, de très longue haleine, et qui ne réussit pas à tout coup, déclare Birthday. Et puis, dans le cas de Bofstrogonoff, ce serait par trop risqué car il est âgé et de santé délicate… Or nous ne pouvons nous permettre de compromettre nos chances de succès.
Je fais la moue.
— En le plongeant dans le coma où il se trouve présentement, je ne crois pas que vous arrangiez sa santé chancelante, colonel !
— Rassurez-vous, contrairement aux apparences, il ne craint rien, au contraire. Cette léthargie équivaut à une cure de sommeil. Elle déconnecte le système nerveux. Mais, si vous voulez bien, revenons à notre propos, commissaire. Des gens hautement qualifiés se sont penchés sur le problème et ont envisagé plus de solutions que nous ne saurions en imaginer vous et moi quand nous y emploierions le restant de nos jours…
Façon élégante de me traiter de connard, mes chéries.
Je fais mine de ne pas m’en apercevoir et attends la suite.
— Le plan ourdi est donc le suivant, commissaire…
Il se lève et s’accoude au fronton de la cheminée, de manière à se placer face à moi et à me dominer de toute sa taille.
— … Nous allons réanimer Bofstrogonoff.
— Bravo !
Il cille. Les gens qui attendent de vous des actes importants ont horreur de vous entendre plaisanter.
— Quelques jours s’écouleront, pendant lesquels le professeur aura le temps de s’habituer à vous, de vous connaître bien… Pendant ce délai, monsieur San-Antonio, nous appliquerons quelques sévices que je vous demande d’ores et déjà de bien vouloir excuser… Il est indispensable que je me comporte comme je l’ai annoncé tout à l’heure à vos compagnons et à vous-même…