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Les deux filles geignent doucement.

Elles flottent dans une somnolence douloureuse. Depuis la bagarre nous n’avons plus eu de nouvelles de nos geôliers. On dirait qu’ils se désintéressent de nous. La tactique de Birthday (je continue de lui donner ce nom amerlock, faute de connaître son nom russe) est bonne. Il a créé le choc psychologique. À moi de bosser maintenant pour les convaincre qu’il faut s’évader à tout prix. Chose curieuse, ma proposition ne soulève pas le moindre enthousiasme. Bofstrogonoff est aussi prostré que les filles. Aucun des trois ne paraît donner quelque crédit à mon projet.

— En plein Alaska, que peut-on espérer ? objecte le savant lorsque je me fais par trop pressant. Où aller ? Vers quel salut, en ce pays hostile ? Nous serons repris si nous ne mourrons pas de froid avant !

— Nous aurons tenté quelque chose ! objecté-je. Mieux vaut mourir de froid en étant libres que de rester dans les griffes de ces gens qui nous tortureront jusqu’à ce que mort s’ensuive, professeur !

Il branle le chef, désemparé. Ils sont vachement calamiteux, dans ma belle-famille. Chez Anastasia idem, le ressort paraît brisé.

Je m’en démanche la rate de déception ! Car, voyez-vous, mes petites futées, il faut absolument que nous partions. J’ai gambergé toute la journée et à présent un plan de conduite est tracé dans mon esprit chevaleresque. Seulement c’est la catastrophe si ces pauvres crêpes me filent des bâtons dans les chenillettes !

Un peu avant que ne sonnent les dix coups de vingt-deux heures, comme prévu au programme (on disait naguère au pogrom), les deux gardes de nuit se pointent, armés de pied en cap. Deux balaises !

Ils placent un banc de bois devant la porte, s’y assoient et restent immobiles, leurs pistolets mitrailleurs braqués vers notre groupe.

Le cher San-A. continue de phosphorer dans la pénombre (car nous ne sommes plus éclairés que par une veilleuse bleuâtre, assez semblable à celle des wagons-lits).

Je vous jure que ma cervelle est fluorescente et que mes idées font de la fumée. Bérurier ronfle. Pourtant faudrait absolument que je communique avec lui. Le hic est qu’on nous écoute et que ce que j’ai à lui dire doit rester confidentiel. Je le pousse du coude. Il vagit et ouvre ses stores de grenouille beurrée. D’un imperceptible hochement de menton, je lui désigne les deux gardes.

Il a compris. Chacun le sien.

Ça risque de bien se passer puisqu’en principe ces deux cloches sont d’accord pour se faire sonner. À moins que notre guérilla de tout à l’heure n’ait modifié le plan du colon… Nous verrons bien ! Je tapote le genou du Dodu. Il abaisse son regard sur ma main. Je lui montre trois doigts déployés. Puis je les referme et les rouvre l’un après l’autre. Au troisième on bondit comme deux tigres dans votre moteur, mes belles demoiselles !

Le temps de dire ouf ! Pas plus ! Toujours le boulot d’équipe, mes frimants. Un coup de pinceau dans le pistolet de notre homme, un crochet à son menton. Voilà, terminé, l’avenir est à nous. Les deux loups-garous mordent la poussière avec ce qui leur subsiste de dents.

— Bouge pas, je te vas leur mettre la portion travailleur de force, furaxe le Gros.

Il va piquer une bûche de mordicus dans la cheminée. Le mordicus est un bois extrêmement dur, je vous l’annonce, et nos deux victimes vous le confirmeront à leur réveil. Pan-pan ! Les gardes ont un bref gigotis des panards et deviennent aussi inertes qu’une majorité à la Chambre.

Du coup, cet intermède semble avoir distrait les filles de leurs souffrances. Hagardes, elles se tiennent sur leur séant en roulant des lotos effarés.

— Allez, mes choutes, on part promener ! leur dis-je aimablement. Drapez-vous dans vos couvertures pour affronter le froid. J’ai repéré ce qu’il nous faut dans un local proche. Vous aussi, professeur, il faut vous emmitoufler !

— Folie ! dit le vieux. Folie !

Anastasia traduit à sa compagne (qui est officiellement la mienne). Tout comme son dabe, elle renaude, Natacha. Cette fugue dans le Grand Nord, en pleine noye, elle la trouve insalubre.

— La femme doit suivre son mari partout ! tranché-je. M. le maire le lui a ordonné et j’espère que vous aurez traduit ?

— Où voulez-vous qu’on aille ? objecte Anastasia.

Je m’approche d’elle et caresse tendrement ses beaux cheveux d’or.

— Écoute, ma jolie, lui dis-je, je préfère affronter les loups plutôt que de jouer les moutons dans ce camp de malheur. Parce que tu sais ce qu’on leur fait aux moutons ? On les tond d’abord et on les tue ensuite ! Tu sais, il existe des moyens puissants pour détruire la volonté d’un homme. Bofstrogonoff, tôt ou tard, ils la lui feront cracher, son invention, aie confiance. Tu y tiens tellement, toi, que les Ricains s’approprient la découverte de mon estimé beau-père ?

— Jamais ! dit-elle. Jamais !

— Alors risquons le paquet.

Cette fois, elle semble ébranlée, Ninette.

— Je sais où il y a une chenillette et des fourrures, ajouté-je. Avec un peu de bol on arrivera bien à sortir au moins de la base !

C’est communicatif, l’énergie. Chauffée par ma flamme, elle se décide et se met à convaincre les deux autres. Tandis qu’elle leur russifie des exhortations, je m’approche du Balourd et lui chuchote en argot pour échapper à la vigilance du télémicro :

— Magne-toi le rond, Bébélune. Cavale dans les crèches alentour pour essayer de dégauchir une seconde guinde. Rembour dans dix broquillettes devant la lourde du C. Moufté pas et bombe !

Pour corser la sécurité, non seulement j’ai employé l’argot mais de plus, je l’ai utilisé en employant la méthode javanaise, si bien que les copains à Birthday mettront un vache bout de temps avant de décrypter mon blabla.

Bérurier qui s’est déjà rembourré avec sa couvrante quitte le baraquement et s’enfonce dans la noye.

Lorsqu’il est parti, je me tourne vers les autres.

— Alors, vous vous décidez, oui ou merde ?

Me dites surtout pas qu’il est scandaleux pour un gendre de parler ainsi à son beau-dabe car je vous répondrais qu’à ma place, vous le feriez sortir à coups de pompe dans les noix, lui et son boudin de fille !

— Et toi, Bérurier, ajouté-je, t’as pas bientôt fini de t’harnacher, dis, bourrique ?

Vous m’avez jamais entendu dans mon numéro d’imitation ? Je ferais la pige à Jean Raymond. Je contrefais de façon sublime la voix : du Général, de Napoléon, de Pauline Carton, de Sacha Guitry, de Geogeo-Cordon-Rouge, de la princesse Margaret, de Vercingétorix, de Sylvie Va-t’en, du prince Rainier en train de crier Grâce, de Robespierre, d’Henri Tisot imitant Qui-on-savait, du Négus, de Paul VI placé sur Orbi, de Maria Chapdelaine, de Maria Callas, de Maria-Remarque, d’Ovide, du maréchal Pétrin, de Bernadette Soubiroute, du duc de Bordeaux, de Winston Churchill, de Bourvil, d’Edgar Faure, de Minou Drouet, de Pasteur, de Frédéric Dard, d’Elvire Popesco, de Lucien Saillet, de Robic, de François Mauriac et par conséquent celle d’Aznavour, de René Cossu, de Saint François-le-Sale, de Marie-Antoinette, d’Hugo, de Frey, d’Hugues Aufray, de Gabin, de Philippe Bouvard, de Robinson Crusoé, d’Edward G. Robinson, et surtout, oui, surtout, celle d’Alexandre-Benoît Bérurier.

En l’occurrence, ce don m’est précieux.

— Eh, mon pote ! Bouscule pas le marin, si t’es trop pressé t’as qu’à passer devant ! me réponds-je en bérurien moderne.

Ceci, les moins connards d’entre vous auront cru le comprendre, pour faire accroire à nos hôtes que le Gravos est toujours avec nous.

J’adresse un signe impératoire aux trois autres et nous sortons.

En file indienne, vu qu’ils se croient tous en plein Alaska !