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Soudain le zinzin s’immobilise. Il semble qu’une congère le paralyse.

— Va dégager la piste, Gros !

Docile, Balandoche quitte notre chenillette, une pelle sous le bras. À peine a-t-il contourné le véhicule qu’il lève les bras au ciel et disparaît. Dans la confuse clarté nuiteuse, c’est féerique. Je n’ose brancher les phares de peur de signaler notre présence, bien qu’avec l’épaisseur de la chute de neige nous jouissions d’un solide écran protecteur. Je descends et m’avance précautionneusement. Bien m’en prend, car ce que je découvre me fait dresser les poils sous les bras, mes gentilles brebis (galeuses).

Notre tuture se trouve à l’extrême bord d’un gouffre. Un rocher providentiel l’a bloquée à la seconde où nous allions basculer. Je réalise encore un truc, qui, lui, par contre, me fait dresser les poils occultes : notre chenillette asthmatait because on gravissait la colline ! Du côté forêt elle dévala en pente douce. Nous l’avons escaladée sans nous en rendre compte à travers la tornade blanche.

Avec tout ça, qu’est devenu l’Éminent ?

Je me penche vers les profondeurs. Rien ! Tout est opaque, hostile, silencieux.

— Bééééru ! Bééééru !

Ma voix étouffée par la neige compacte ne porte pas à plus de trois mètres, j’en ai la certitude. Elle me reste dans les tympans.

Sans désarmer, je réitère mon appel. Mais le précipice garde son secret, comme l’écriraient mes confrères de la presse à sensation.

Que faire ? Y descendre ? Il n’y faut pas songer. Impossible de déterminer la profondeur du gouffre, non plus que son escarpement. C’est rocheux dans le secteur. Je crains fort que le Mastar se soit pété la calebasse contre un gadin. Prenant tous les risques, je vais éclairer les phares.

Tout comme ma voix, ils ne portent pas. Je n’obtiens qu’un halo (ne coupez pas) blafard qui me rend seulement compte de la grosseur et de la violence des flocons.

Béru, c’est torché ! Il aura fallu qu’il vienne finir sottement, en quelques secondes, dans ce coin inclément du globe.

Ses deux bras levés, sa bouille ahurie. Ultime vision d’un être exceptionnel, d’un héros fier et doux dont les nobles vertus égalaient le courage, comme l’écrivait mon excellent camarade Cervantès en épitaphe à Don Quichotte de la Manche. Béru, lui, c’était Don Qui-chiotte de la Mange. Un être fruste, mais infiniment sain. Saint même, à sa façon. Ceint aussi de toutes ces qualités françaises dont la liste tiendrait sur un timbre-poste et grâce auxquelles (ainsi qu’à quelques cars de C.R.S.) notre peuple acquiert une si haute idée de sa mission évangélique de par le monde et de part en part.

— Il a disparu ? demande Bofstrogonoff.

— Hélas ! coassé-je, en essayant de ne pas pleurer à cause du gel.

— Je vous disais bien que c’était de la folie.

— Et moi je vous dis merde, professeur ! Vous n’avez jamais été chauffeur de taxi à Paris, peut-être ignorez-vous ce mot. Ce serait dommage, car il résume admirablement mon sentiment du moment.

Il doit avoir un vocabulaire françouse aussi étendu que les steppes de sa Sainte Russie, papa Boris, car il renfrogne.

— Tout le monde descend ! enjoins-je. On va essayer de bivouaquer ici.

— Mais, pourquoi ? demande Anastasia.

— Parce que, ma poule, l’objectif, lorsqu’on est vivant, c’est de le demeurer le plus longtemps possible. C’est mesquin et puéril, je sais, mais c’est également la seule chose qu’on puisse se permettre.

Sur ces paroles viriles, je cloque un outil dans les paluches de chacun et de chacune et ordonne à ma troupe de creuser la neige durcie.

Si Le Corbusier s’était mêlé de confectionner un igloo, je pense qu’il n’aurait pas fait mieux que nous.

Faut dire que le Russe, l’igloo, il a ça dans le sang. Les mômes de la maternelle, là-bas, au lieu de les emmener faire des pâtés sur les plages, on les emmène faire des igloos dans la steppe.

Faut les voir marner, Boris et les filles. La manière qu’ils découpent bien les pains de glace, comme à la société des glacières de Pantruche ! Comme ils se ressemblent, ils les assemblent. Ça forme vite un mur.

Et alors, pardon, l’avantage c’est qu’il n’y a pas besoin de mortier. À peine mis en contact, ils se soudent, les moellons. Du velours, mes amis ! À se demander pourquoi qu’ils fabriquent pas des buildinges en glace, les Sibériens. Vous vous rendez compte qu’on a tout sous la main : les matériaux et le gel qui les assemble ! Suffit d’une pelle à gâteau pour bâtir sa gentilhommière ! Et dites, réfléchissez un poiluchard : pas besoin de réfrigérateur. C’est la Berezina pour la Maison Frigidaire !

En pas deux plombes, nous disposons d’un abri wonderfull, climatisé, douillet, vaste et d’une propreté méticuleuse. Comme dirait ma pauvre chère Félicie : on pourrait lécher les murs.

Le hic, c’est qu’on doit assurer un tour de garde pour garder l’entrée débloquée à mesure que tombe la Chantilly. Sinon ça serait l’asphyxie. On se réveillerait mort, avec une telle couche de neige devant la porte qu’il faudrait un bulldozer aux mecs des pompes pour venir nous récupérer la carcasse. Force nous est donc de déblayer l’ouverture toutes les cinq minutes.

Faut pelleter dur, souquer à bloc dans tout ce frometon pour le disperser. Il s’ensuit un tunnel qui s’allonge comme les galeries d’une termitière.

On a, fort t’heureusement, évacué le matériel de la chenillette. Notre tuture, pour la revoir, faudra attendre le dégel, m’est avis. Ou alors organiser des travaux façon Abou-Simbel. Il lui en choit des épaisseurs insensées sur la coloquinte ! Sa capote a déjà dû céder. Faut toujours s’aider dans la vie[17].

Natacha prépare du thé. Anastasia organise des plumards avec les banquettes, les couvrantes et les manteaux de fourrure. Elles sont en renard argenté, les pelisses, avec col de vison, je vous avais pas précisé ? En Sibérie, c’est pour rien la fourrure. Le chinchilla pullule tellement qu’on en fait des paillassons.

Lorsqu’on s’est tous octroyé une gamelouse de thé brûlant, je leur conseille de pioncer un bon coup en attendant le jour. Et ils m’obéissent. L’épuisement déforme leurs traits. Une fille qui a froid ne ressemble plus à rien. Les degrés sous zéro sont les plus cruels ennemis de la beauté. Moi, franchement, entre une ravissante pin-up qui grelotte et Marlène Dietrich, j’hésite pas : je me fais une pogne !

Heureusement que je dois m’esquinter la nénette à dégager la sortie, parce qu’autrement je deviendrais siphonné à trop évoquer ma vieille et le môme Béru. L’action nous protège de la pensée. Sans la fatigue, on n’obtiendrait jamais rien des hommes.

Je suis vanné, mes amis. Mes cannes tremblotent comme de la gelée de groseille dans la musette du mec chargé d’actionner un pic pneumatique. J’ai les biceps en feu, les triceps en fusion, la paume des mains enflammée, le cou qui torticole, la colonne vertébrale qu’invertèbre. Je mouillasse de partout. Le mec qui viendrait me proposer des œufs à la neige, je lui casserais le manche de ma pelle sur le bocal !

Pendant les maigres périodes de répit, je viens me vautrer dans l’igloo. Pour me tenir éveillé, j’observe le comportement du pauvre prof, guettant les premiers symptômes du faux mal qui le guette.

Ah oui, parce qu’il faut bien que je vous l’avoue : sans plus attendre je lui ai fait gober la potion magique du druide Birthday, à beau-papa.

Car le hasard est parfois marrant, mes petites cailles (écaillées). Il se trouve que le plan du colonel et le mien propre ont justement un bout de route à faire de conserve… Comme on dit chez Olida.

XXVI

VENDREDI 8 HEURES

Une impression de malaise m’agite au fond de mon inconscience. Je rêve que je suis sur l’aile d’un avion, essayant de m’y cramponner. Mais l’asphyxie due à l’altitude me coupe toute force.

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17

Pas la peine de m’agresser de vos sarcasmes. J’écrirai toujours ce que je voudrai, même quand je resterai tout seul à me lire ! Mon but secret, c’est ça, les gars : être enfin mon unique lecteur !