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Je me réveille en nage et en âge d’être marié : la preuve !

Près de moi, mes trois compagnons roupillent sur les lits d’infortune.

Garce de Natacha dont c’était le tour de garde ! Elle s’est endormie au lieu de refouler la neige, et à présent nous sommes emmurés (ou plus exactement enneigés) dans notre igloo !

Je la réveille d’une bourrade affectueuse dans le dos, bourrade administrée de la pointe de mon escarpin, en pestant comme trente charretiers embourbés.

Tout le monde s’arrache aux bras de Morphée, sauf le prof qui gémit doucement dans son coin. Il a une drôle de respiration, le beau-dabe. Saccadée, haletante, sifflante. Son visage et ses mains sont couverts de plaques rouges moirées de bleu, et de vilains boutons apparaissent çà et là entre les plaques. Les gonzesses ne s’en aperçoivent pas tout de suite. Anastasia engueule « ma » légitime, comme quoi elle a roupillé au lieu de vigiler.

Vite on fonce dans le terrier, armés de pelles. S’agit de retrouver l’air libre en vitesse, sinon on va jouer la grande scène du sous-marin en perdition de « X 24 ne répond plus ». Comme il ne nous est pas possible de refouler la neige au-dehors, force nous est de la coltiner à l’intérieur de notre habitacle. On se met au labeur. La tronche nous bourdonne. On a des étourdissements. La sueur dégouline sur nos frites. Je creuse avec la farouche énergie d’un écureuil qui serait chargé d’alimenter le Creusot en énergie électrique en actionnant une turbine. Les deux filles font la chaîne. Bientôt notre igloo est presque plein. On titube. On échange des regards en gouttes d’huile. On a les prunelles sur la paupière inférieure. Nos gestes s’accomplissent au ralenti. Enfin quoi, Bon Dieu, elle a pas pioncé pendant cent berges, la môme Natacha. On devrait avoir recollé à l’air libre depuis que je m’exténue.

Il a beau neiger dru…

Je m’arrête, les forces coupées net. Je viens de piger. La neige a cessé, mes agneaux. Le grand vent du nord lui a succédé, comme souvent dans ces régions proches de l’Arctique (de la mort). Et cette tempête, ce simoun des terres quasi polaires a accumulé la neige par-dessus notre abri. Il y en a des mètres et des mètres à présent, devant nous, au-dessus de nous, partout ! On est perdus sous des épaisseurs effarantes qu’une pelleteuse mécanique mettrait sans doute des jours à dégager.

Écœuré par la sottise de notre destin, je lance ma pelle dans le mur blanc qui nous cerne.

— Vous renoncez ? me demande Anastasia.

— On est cocus, ma fille ! Le vent a soufflé sur le plateau et on a maintenant le mont Blanc au-dessus de la tronche.

— Alors, qu’est-ce qu’on peut faire ?

— Sa prière, quand on conserve un brin de religion ou son testament lorsqu’on est marqué par la hideuse société capitaliste. Tu peux aussi crier « maman », c’est une variante qui plaît beaucoup.

Ayant dit, je me blottis dans les bras glacés de ma philosophie pour y attendre le trépas. Fallait bien que ça se termine un jour, non ? Alors maintenant ou plus tard, ici ou ailleurs, hein ?… De toute manière, dans cent ans je n’aurais plus été là. On a lutté, tous. Fait semblant d’y croire.

On a joué le jeu tant qu’on a pu, en bons petits bougres qui croyaient à des lueurs. On s’est bien battus, contre les autres, contre soi-même, contre la nature, contre des idées. On a essayé de jouir comme des dieux. De rire un peu, du bout des dents, du bout de la rate. D’aimer. Ça oui, d’aimer… histoire de cristalliser l’infini.

Très bien, c’est râpé, réglé, scié, pas de regrets… Ferme les yeux, San-A. Chasse les souvenirs qui se ruent pour la curée finale, veulent te dévaster l’âme avant ton néant, te voir caner, charogne de corps et d’esprit.

Je ferme les yeux. L’oreille sur le sol glacé, j’aspire au silence intégral. Mais il ne vient pas. Au contraire, l’hallucination me joue des tours, et au lieu de la paix sidérale escomptée, des bribes de chants m’investissent les portugaises. Je crois reconnaître l’organe de Béru. Mirage sonore ! Hallucination auditive ! Nostalgie de mon ouïe qui se refuse à désarmer.

Chevalier de la Table ronde Goûtons voir, si la gnole est bonne !

Tiens, il y a une variante ! Sacré Béru ! Est-ce sa voix de nouvel archange que je perçois ? Auquel cas je suis dans l’antichambre de la mort…

D’autres voix se mêlent à la sienne, la soutiennent. Des voix de femmes ! Des voix russes.

Goûtons voir, da, da, da Goûtons voir, niet, niet, niet Goûtons voir si la vodka est bonne !

Par tous les saints du Paradis, par saints Pierre Paul Jacques ! Par saint Émilion, par saint Raphaël, par saint Zano, par saint Matthieu (patron de Johny Stark), par saint Nicolas (grands crus) ces chants m’ont l’air de vrais chants terrestres, et la voix de Béru d’une vraie voix bérurienne !

Anastasia vient s’accroupir près de moi. Ce matin, les coups de lanière qui lui ont cisaillé les chairs sont violets, bordés de jaune.

— Comment te sens-tu ? murmure-t-elle.

— Like this, like that, mon cher cœur. C’est de la bonne petite agonie sans histoire…

— Je te dis adieu pendant que j’ai encore la force de le faire, murmure l’ancienne ravissante fille (je la trouve pas laubée du tout to day !).

— C’est gentil. Bonne mort, ma poule. S’il existe une survie, je conserverai de toi un souvenir éternel !

— Donne-moi la main, veux-tu ? chuchote-t-elle, ça me rendra les choses plus faciles…

— Volontiers. Où est Natacha ?

— Au chevet de son père, il semble très malade…

Un moment s’écoule. Mes cages à miel continuent de capter des chants illusoires.

Si je meurs, je veux qu’on m’enterre… Dans une cave où qu’y a d’la vodka !

brame le Gros, à travers des espaces…

Pauvre Béru hallucinatoire. Lui au moins a eu une fin express. Il n’aura pas connu notre interminable agonie.

— Chéri, appelle doucement Anastasia.

— Oui, ma belle ?

Elle me pose alors cette question qui remet TOUT en question.

— Dis-moi, tu n’entends rien ?

Ça me fait tressaillir.

— Comment, Anastasia, toi aussi, tu entends ?

— On chante, non ?

— C’est ce qu’il me semblait. Je croyais à un phénomène d’autosuggestion !

— Et l’on dirait la voix de ton ami Bérurier !

— Ah ! il te semble également ?

On se tait pour s’écarquiller les trompes d’Eustache.

Dans une cave, da, da, da. Dans une cave, niet, niet, niet…

reprend le chœur.

Russe !

— Il y a du monde au-dessous de nous, chéri, juste au-dessous ! affirme ma camarade d’agonie.

— Comment veux-tu, c’est impossible !

— Impossible ou non, ça est !

— Bon, murmuré-je en recramponnant ma pelle. Retiens-toi de respirer pour me laisser un petit rabe d’oxygène, beauté. On va essayer d’en avoir le cœur net.

Le trou que je perce devient rapidement une excavation, mes amis. Je fouisse, je fouisse comme une taupe, en oubliant de reprendre haleine. Plus je creuse, mieux nous parviennent les chants altiers de Sa Majesté.