Enfin, après une pelletée plus grosse que les précédentes, le sol cède sous moi et je déboule dans un goulet vertigineux.
J’atterris avec encombre dans un grand local où il fait bon et joyeux et où, surtout, l’on peut respirer à pleins poumons !
Mon dargif en émet trente-six chandelles et le choc se répercute jusqu’en mon entendement, lequel se déconnecte un instant. Je m’ébroue pour essayer de me remettre en place ce qui a été déplacé, depuis mes yeux jusqu’à mes sœurs Etienne. J’y parviens.
Pendant un laps de temps que j’évalue à quelques dixièmes de seconde, je ne saurais préciser davantage, je pense rêver. Je me dis que ce n’est pas vrai. Que la fantasmagorie de l’asphyxie me joue des tours. J’ai cru entendre chanter, j’ai cru qu’Anastasia entendait. J’ai cru creuser. J’ai cru tomber. Mais je batifole déjà dans une autre dimension.
Ce qui m’environne est si abracadabrant, mes petites fleurs de nénuphars. Jugez-en ! Je suis dans une sorte de grotte de dix mètres sur douze, jonchée de fourrures dont un coin a été aménagé en cuisine où l’on rôtit des viandes odorantes.
Des bouteilles vides sont dispersées un peu partout ! Tandis que trois alignées de pleines occupent une étagère. Un tourne-disque. Des photos de filles à poil. Des coussins moelleux… J’enregistre à la volée. Mon regard assailli de toutes parts butine ces choses incongrues, pour s’attarder principalement sur une douzaine de filles peu ou pas vêtues entourant un Bérurier aussi nu qu’à sa naissance. Toutes ces bonnes gens ont la bouille empourprée et me paraissent copieusement chlass, malgré l’heure encore matinale.
Je les ai interrompus en pleines chansons. La bouche graisseuse, l’œil atone, les bras ballants de surprise, ils me regardent, puis regardent le trou qui m’a livré à eux. Béru réagit le premier, comme le lui impose sa double qualité d’homme et de Français.
— Ben, ma vache, tu parles d’un père Noël ! D’où que tu sors, Mec ?
— Je passais, Gros, et comme j’ai vu de la lumière, je me suis permis d’entrer…
— T’as bien fait. Et si j’ose dire tu tombes à pic, vu que j’sus en panne de stock avec mes souris. Douze mémères à manœuvrer, c’est de l’ouvrage. Je m’ai employé toute la noye et je crois, si mes calculs seraient exaguetes, que chacune a eu sa dose de bonheur, mais où je trébuche, c’est pour les réassorts. Elles en reveulent toutes, les goulues ! J’ai beau leur espliquer que je dois recharger les batteries, elles me sont toutes après le négus, San-A. Tiens, si tu veux commencer par du sujet de classe, attaque la Mongole qu’est là. Alexandra Kouchtoyla Kjtdénièz, elle s’appelle. Ça paraît duraille à retiendre mais on s’y fait. Elle a une spécialité aguichante que t’en reviendras pas, mon pote ! Le frotti-frotta roploplesque ! Tu t’envoles dans la minute qui suit ! Décollage vertical et surface portante à géométrie variable ! Dans l’Himalaya on leur enseigne ça, pour qu’elles puissent amadouer le yéti si qu’elles le rencontrent quand elles vont aux champignons. En dehors d’Alexandra, t’as Nathalie également qui mérite un détour. Y aurait un Michelin de la fesse, elle aurait droit à ses trois boutons de braguette comme une reine ! C’est la petite blondasse qu’est assise, là-bas. Tu mates ? Oui, la vraiment blonde ! Son blaud, à mam’zelle, c’est le frisson pattes de mouche ! Elle t’entreprend à la paupière, t’as remarqué la longueur de ses cils ?
Il me communique son ivresse, Béru. Me soûle de paroles.
— Minute ! l’interromps-je, qu’est-ce que c’est que ce bordel, Gros ?
Il rigole large comme une tranche de pastèque.
— Justement, tu l’as dit, San-A. C’est un bordel !
— En plein Nord sibérien ?
— Ben quoi, tu te figures qu’y a que sur le méridional de Graine-Ouiche qu’on bouillave ?
— Mais sacrebleu, dans ces solitudes…
— Où t’as vu la solitude, Gars ? T’oublies la base ! Une bande de petits malins qu’en avaient quine de la manu-militari ont organisé ce boxon en loucedé. Un clandé, en somme ! Quand c’est leur tour de patrouiller les azimuts, ils s’hâtent de venir ici se faire dégager les voies respiratoires. Que veux-tu, soldat ou pas, ça baise, un Russe ! Ces mecs, y sont pas arrivés deux cents millions et des poussières rien qu’en tartinant des toastes de caviar ! En plus, l’inertie ça pousse à la grimpette. Un zig cédant terre, faut qu’il s’affranchisse plus souvent qu’un autre. Moi, je serais quèque chose au crème lin, j’y aurais organisé personnellement leur claque.
— Comment as-tu débarqué ici ?
— En trombe, mon pote ! T’as pas vu que j’ai valdingué dans le précipice, cette nuit ?
— En effet…
— La grotte où qu’on est se trouve à dix mètres de la crête. Reusement, à l’avant, ça forme terrasse au-dessus du vide. Je m’ai catapulqué sur le balcon de ces belles. T’aurais vu leurs airs quand je suis débarqué dans leur chambrée ! Ah ! les sauterelles ! Ça jacassait ! Ça me palpait ! Ça…
Renseigné, je m’approche de la sortie. En effet, l’escarpement à cet endroit compose une plate-forme bordée de rochers.
À droite, une échelle de corde se balance contre la paroi.
Le temps est limpide. Plus de neige… Le ciel est aujourd’hui plein d’une immense clarté boréale.
Au loin, très loin, on distingue la base, avec les petites taches géométriques de ses constructions, la mince ceinture argentée de ses barbelés… Et puis, au fond du camp, une longue piste limitée par des hangars gigantesques, qui doit être un terrain d’atterrissage.
Je rentre dans la grotte en frissonnant. L’ouverture est obstruée par une double paroi de plastique transparente.
— Quelqu’un parle français, ici, je suppose, pour que tu sois au parfum de toutes ces choses, Gros ?
— Ben oui : la petite Katia Vizesetpine, ici présent, était femme de ménage-espionne à l’ambassade de France de Moscou. Seulement comme y avait rien à espionner, elle s’est faite pute, pas vrai, gamine ?
— Tu l’as dit, bouffi, répond la charmante interpellée.
Je l’aborde complaisamment.
— Ravissante Katia, lumière du Nord, éclat de toutes les Russies y compris la Russie soviétique, dites-moi, les chers garçons qui viennent vous rendre visite, passent ici tous les jours ?
— Presque, sauf lorsqu’ils sont consignés.
— Ils viennent nombreux à la fois ?
— Une dizaine, parfois plus, parfois moins.
— Et ils arrivent par cette échelle de corde qui se balance là dehors ?
— Oui.
Je voudrais en apprendre plus, mais un cri tragique, tel que Mme Marie Bell en personne n’en poussa jamais, pas plus que cette marchande de poissons du Vieux-Port, retentit en provenance de notre igloo !
XXVII
VENDREDI 8 H 44
(L’HEURE DU MEURTRE)
Bérurier me fait la courte échelle.
Pas si courte que ça puisqu’elle me permet de repasser par le trou d’où je suis tombé.
Je cours à l’igloo. Un spectacle affligeant m’y attend. Par quel bout commencer la narration de cette scène culminante, mes loulous ? Tiens : par la fin, ça ira plus vite.
Le professeur Boris Bofstrogonoff est mort.
Voilà, c’est lâché, on n’y revient plus.
Il gît sur son grabat de misère, le corps dans la position de la cariatide à la renverse ou du gisant en action, au choix. Il est d’un violet épiscopal. Ses lèvres retroussées sur des gencives blêmes semblent avoir rétréci au lavage.
Natacha est agenouillée devant le cadavre. Sa tête posée sur la poitrine déserte de mon beau-père, la pauvre fille gémit sa peine sous l’œil froid d’Anastasia.