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Je m’arrête, piteux, penaud. M’est avis que la drogue du colon était trop forte, ou alors que j’ai eu la main lourde… Les faux symptômes annonçaient la vraie maladie ! Enfin, ne voulant pas passer pour beau-parricide aux yeux de ces dames, je me fends d’un : « Que s’est-il passé ? » plutôt mal assuré.

Je m’attends à des réponses variables, en tout cas pas à celle qui m’est faite.

— Je l’ai tué, déclare Anastasia.

Je goberais un œuf en marbre, il n’aurait pas plus de mal à passer que la salive cotonneuse que j’essaie d’avaler.

— Hein ? effaré-je.

— J’avais dans mes cheveux une ampoule de cyanure, je la lui ai cassée dans la bouche.

— Mais pourquoi, misère de mes os ?

— Parce qu’il m’a suffi de regarder dans cette grotte, au-dessous, pour tout comprendre. Nous ne sommes pas en Alaska mais en Russie, San-Antonio.

— Oui, nous sommes en Russie, et alors ? C’est une raison pour assassiner Bofstrogonoff !

— La meilleure de toutes ! répond-elle farouchement.

Je la prends aux épaules et la secoue comme un pêcher (la plupart de mes confrères auraient conventionnellement écrit « comme un prunier »).

— Parle ! Pourquoi as-tu fait cela ?

— Il me l’avait demandé ! dit-elle.

— Tu te fous de moi !

— Je te le jure. C’était un homme si prodigieux…

Des larmes lui montent aux yeux, puis lui descendent sur les joues[18]. Je la sens en proie à une profonde détresse morale. J’attends qu’elle surmonte ce coup de flou. Ne jamais houspiller une fille en larmes, sinon elle s’égoutterait trop vite, risquant de se déshydrater. Effectivement, mon silence recueilli l’invite aux confidences. Pour faire parler une fille, il convient avant tout de se taire.

— Je suis, dit-elle, la fille naturelle de Bofstrogonoff !

« Fichtre, me dis-je en aparté : un parricide !

Mazette, elle ne se mouche pas du coude, cette Anastasia ! Quand elle commet un meurtre, elle, c’est tout de suite borgiesque. »

— Il m’a eue avec une Américaine, continue-t-elle, dont il était tombé éperdument amoureux, lors d’un congrès scientifique à Tokyo. Mère s’est débrouillée pour se faire nommer à Moscou, car elle travaillait pour une agence de presse américaine. Là-bas, leurs relations ont fini par être connues. Elles n’ont pas plu en haut lieu et un vilain jour, maman a disparu de la circulation. On n’a jamais su ce qui lui était arrivé. Le chagrin de mon père fut immense. Un profond changement s’opéra en lui. Il voua dès lors une haine profonde aux Soviets et prit des contacts avec les États-Unis dont il devint un collaborateur occulte très précieux.

Elle renifle ses larmes. Pflout ! Terminate ! Son visage est redevenu sec et décidé.

— Il s’occupa de moi discrètement, m’inculquant ses idées, me confiant ses grands projets relatifs à l’édification de la société future qu’il voulait libre, généreuse et fraternelle. Lorsque je fus adolescente, je réalisai soudain le danger couru par mon père et, afin de le protéger dans une certaine mesure, je feignis de devenir une militante acharnée. J’allai jusqu’à fournir des renseignements sur ses activités pour me faire mieux voir de ceux qui m’employaient.

Elle rêvasse un instant.

— Et après ? l’encouragé-je.

— Je te passe ce que fut notre vie incertaine, pleine de faux-fuyants, de peurs plus ou moins justifiées. Depuis plusieurs années, Boris (je l’appelais familièrement Boris) travaillait à une extraordinaire invention. Il était en relation suivie avec un savant de chez vous…

— Poreux de la Coiffe ?

— En effet. Ce dernier devait jouer un rôle pénible dans le destin de mon père.

— En vérité ! m’écrié-je, tout comme si j’assistais à une beaujolpif-party chez le comte de Paris.

— Il découvrit que Boris était en contact avec ses homologues américaines et le dénonça !

J’en ai les parties internes toutes retournées.

— Un Français ! m’écrié-je cocardement.

— Les convictions politiques d’un homme l’entraînent souvent très loin, dit Anastasia. Mais il a payé cher sa vilenie puisqu’il en est mort !

— Qui l’a tué ?

— Moi !

De mieux en mieux.

— Poison ? dis-je.

— Oui.

M’est avis que la mère Lucrèce était une petite préparatrice en pharmacie à côté de cette nana.

— T’as la ciguë facile, ma belle !

— Je ne me sers pas que de ciguë, ironise-t-elle froidement.

— Tu as d’autres… heu… cordes à ton arc ?

— La bombe par exemple.

— La bombe ?

Je bondis.

— Ma voiture, c’était toi ?

— Parfaitement. Le fait que tu sois là prouve que le poison est une arme plus efficace.

« Mais alors, me dis-je, de plus en plus aparté, le mec qui a dessoudé la garde-barrière, qu’était-il ? »

— Et pourquoi voulais-tu me trucider ? je questionne.

— Oh ! je ne tenais pas à te faire mourir seul.

Je comprends tout.

— Comment ! Tu voulais également bousiller ta sœurette ?

— Oui. Car elle trahissait mon père.

— Elle ! Elle est conne comme trente plumeaux ! Tu ne ferais pas une maladie de la persécution, par hasard, Anastasia ?

— Non. Je ne voulais pas qu’elle rentre en Russie avec toi. Elle est moins stupide que tu ne penses, chéri. Et elle sait très bien à quoi s’en tenir à propos de votre mariage ; si elle a marché, c’est parce que ta venue chez Boris servait ses plans à elle.

— Des plans qui allaient à rencontre des vôtres ?

— Mon père ne voulait pas le croire, mais j’en avais la ferme conviction. C’est pour la surveiller que je l’ai accompagnée en France.

— Elle ignore que tu es sa demi-sœur ?

— Oui. Elle me prend pour ce que je suis officiellement : une employée des services secrets chargée de la guider et de lui servir d’interprète. Elle joue les gourdes avec moi plus qu’avec quiconque.

Un temps, je me demande si cette fille n’est pas cinglée. Azimutée par sa double vie. Elle voit la trahison partout. Alors elle tue, pour se venger, pour se protéger, pour garantir intact un certain idéal.

Je lui montre le corps du savant.

— Pourquoi as-tu fait cela ?

— Parce que si je l’avais laissé en vie, il aurait fini par livrer sa découverte aux Soviets et qu’il ne le voulait à aucun prix. Ils sont rusés. Sachant qu’il avait des accointances américaines, ils nous ont laissés croire qu’on se trouvait en Alaska…

— Mais ils vous molestaient, pour des alliés, tu permets !

— Tu ne comprends donc pas, bel imbécile ? Justement, par leur attitude odieuse, ils cherchaient à créer un choc psychologique chez mon père en lui laissant à penser qu’une fois entre les mains des Américains il n’était plus qu’un prisonnier sur lequel on allait exercer des sévices pour le faire parler. Nous espérions, malgré tout, lui et moi, qu’il y avait maldonne, qu’il s’agissait d’un manque de coordination dans les services secrets yankees et que tout allait s’arranger. Voilà pourquoi nous n’étions pas chauds pour nous évader.

Elle désigne le cadavre.

— Ils en seront pour leurs frais de mise en scène ! C’est bien fait ! C’est bien fait !

Et elle éclate d’un rire démentiel qui me fait froid dans le dos. Elle trépigne, en proie à une effrayante crise de nerfs !

Un qui ne sait trop ce qu’il faut penser de ce feuilleton à la mords-moi-le-neurovégétatif, c’est votre San-Antonio bien-aimé, mes belles-en-cuisses ! V’là aut’chose, comme chante l’autre copain. Quel salmigondis ! Les frangines dont l’une ne sait pas qu’elle est la sœur de l’autre. Les appartenances ricaines du prof et de sa fille naturelle ! Les assassinats d’Anastasia… Poreux de la Coiffe, d’abord ! Puis son propre papa… Voilà de quoi méditer au coin de l’âtre, le soir, à la chandelle, pendant que vous déviderez des paires de quenouilles, mes gamines ! Du Corneille, avec un zeste de James Bond et quelques grains de Pierre Dac, tout ça, vous ne trouvez pas ?

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18

Comme cela est bien dit ! Quel contrôle de la langue ! Quelle maîtrise du style ! S’il n’y en avait pas d’autres, San-Antonio serait notre meilleur écrivain !

Denis de Rougemont.