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Puis, répondant à ma question :

— J’ai besoin de me rendre dans le local où sont empilés les soldats morts.

— Pour quoi y faire, Natacha ?

— Vous le verrez bien.

J’essaie de glisser la main dans ma poche revolver gauche, mais mon pouce enflé et à vif ne me permet pas d’achever ce geste.

— Tiens, prends l’objet métallique qui se trouve dans cette poche et passe-le-moi.

Vous l’avez compris, c’est mon « sésame » que je réclame. L’inséparable instrument auquel les portes ne résistent pas davantage que les femmes à mon charme (si je continue, c’est les chevilles que j’aurais d’enflées).

En un tout petit peu moins de pas longtemps, l’huis s’entrouvre. Je suis devenu l’assistant de celle que je prenais pour la plus sombre des truffes, pour la plus épaisse des gourdes et la moins intelligente des glandues. Je guette ses faits et gestes comme l’assistant d’un chirurgien surveille ceux de son grand patron. J’attend ses ordres. Elle me subjugue, Natacha. Qui est-elle ? Que mijote-t-elle ? Mystère. Je suis grisé par la renversée fabuleuse. Au lieu de sortir, elle demande :

— Depuis notre arrivée, il est question d’un laboratoire qu’on devait mettre à la disposition de Bofstrogonoff, savez-vous où il se trouve ?

— Absolument pas !

— Alors cherchez-le !

La voix est devenue autoritaire, le ton péremptoire, l’inflexion sans réplique et l’œil déterminé.

Et le plus poilant, c’est que j’obéis sans rechigner ni risquer la moindre objection. Je suis son serf, son valet, son moujik. Me v’là parti à travers la base, grelottant comme un fanion au sommet de sa hampe car je n’ai rien à me filer sur le râble, avec pour seul but : dégauchir le labo.

Paumé dans l’immensité du camp, à la merci d’une interpellation, je ne sais trop où porter mes pas. C’est alors que j’avise le mec qui bouquinait des libidiniaiseries américaines la veille. Il va à grandes enjambées, en coltinant un appareil bizarre, plein de cadrans et de fils.

Mes amis, rappelez-vous toujours ce que je vais vous causer : quand on n’a pas la conscience tranquille, le plus sage est de se comporter exactement comme si on l’avait. Lorsque vous êtes en infraction, au lieu de fuir les matuches, demandez-leur plutôt votre chemin, ça les désarme.

— Hello, vieux !

Il me coule un œil importuné, tout en continuant d’arpenter.

— Il est marrant, le colonel, dis-je, il me dit d’aller au laboratoire sans me préciser où celui-ci se trouve.

— O.K., suivez-moi, j’y vais.

J’aligne mon compas sur le sien.

— À quoi ça sert, ce truc ? je demande en lui montrant l’appareil qu’il coltine.

— À rendre les gens raisonnables, répond-il de façon fort énigmatique.

— Mais encore, vieux ?

Il se marre.

— Quand j’aurai remplacé les accus de ce foutu bouzin, il suffira de coller cette fiche dans le cul d’un type pour lui donner envie de raconter des tas de choses, vous voyez ce que je veux dire, vieux ?

— Pourquoi pas le lui brancher dans la bouche, vieux, ce serait plus correct, surtout en société, non ?

— Réfléchissez, vieux, si on lui file ça dans le bec, il peut plus parler. Ce bazar est très efficace, seulement il se décharge vite !

— Vous allez vous en servir maintenant, vieux ?

— Ouais, le chef l’attend… Il vient d’entreprendre un gros type sur lequel mon appareil doit obtenir du rendement.

Nous arrivons au labo, lequel est situé à huit baraquements de notre nouvelle geôle.

L’amateur de rousses-en-couleurs-et-non-épilées se baisse et appuie sur un commutateur astucieusement logé dans un nœud du bois. Une veine que je sois tombé sur lui, car la porte n’ayant pas de serrure, j’aurais été drôlement bourru pour pénétrer dans ce lieu sacro-saint.

— À propos, me dit-il en donnant la lumière vous êtes envoyé ici pour quelle raison, vieux ?

— Je dois préparer une décoction de bourre-pif, vieux.

— Ça consiste en quoi ? demande-t-il distraitement en changeant l’accu de son bidule.

— En ceci, vieux ! dis-je en lui plaçant un terrible coup de tatane dans les mandibules.

Sa mâchoire rétrécit au satonnage de huit bons centimètres. Il ressemble à une pipe en terre, le pornographe. J’espère qu’ils ont un dentiste compétant à la base. Si oui, ce mécano de la ratiche aura un joli travail d’orfèvrerie à exécuter s’il veut lui remplacer les dominos ! J’ai plein d’incisives dans le revers de mon futal, les mecs. Et j’aperçois des molaires sanguinolentes sur le carreau. Quant aux canines, je suppose qu’il les glaviotera à son réveil car il est out comme un lendemain de 31 juillet, Dugenou. Indifférent à tout ce qui peut se passer pour un laps de temps indéterminé.

Rassuré sur son compte (mais non sur sa santé) je m’apprête à sortir lorsque Natacha opère une entrée-surprise.

— J’ai suivi votre déambulation, déclare-t-elle, car nous n’avons pas de temps à perdre.

Vous vous rappelez le slogan : « Retroussez vos manches, ça ira mieux ? » Elle le met à exécution dare-dare, ma chère petite épouse, ma doubleuse chevronnée, mon illégitime !

— Surveillez l’entrée ! me jette-t-elle en fonçant vers une grande flaconthèque.

Pour une gravosse, elle a des gestes drôlement directs. Un œil prompt. L’esprit de décision.

Rapide inspection des flacons exposés à son choix. Elle en rafle seize qu’elle dépose sur une table de manipulation. Leurs étiquettes, si elles n’étaient pas rédigées en latin, je vous les lirais, mais elles sont en caractères soviétiques.

— Qu’est-ce que tu bricoles, chérie ? je demande aimablement à l’étrange donzelle.

— Vous le verrez bien !

Vous parlez d’une mère laconique.

— Tu n’es pas très gentille avec moi, remarqué-je, non sans aigreur. Moi qui t’assurais déjà de toute ma tendresse.

— De votre pitié, voulez-vous dire, rectifie-t-elle. Nuance !

Elle mélange des poudres jaunes avec des liquides bleus, comme pour chercher un ton de vert qui puisse s’harmoniser avec sa robe. Mais lorsqu’elle l’obtient, elle fout du carmin dans la décoction. Et puis du blanc ! Et des granulés noirs. Et encore une sorte de matière oléagineuse, brun foncé comme de l’huile de vidange.

— Il ne vient personne ?

— Pas encore !

— Il me faut un bon quart d’heure de liberté.

— Prends-le, je te le donne.

Elle touille sa mixture, comme un cuistot chinois confectionnant un coolie de tomate.

— Ma curiosité te laisse réellement insensible ? je murmure d’une petite voix d’enfant gâté.

Elle me cloque un œil par-dessus son mortier.

— Que voulez-vous savoir ?

— Ben, tout, pour commencer.

— C’est beaucoup et ça serait long.

— Tu t’y connais en chimie ?

— Vous le voyez.

— Tu aidais ton père ?

— Bofstrogonoff n’était pas mon père.

Allons, bon, on continue de faire florès au rayon des surprises.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— La vérité. Il l’ignorait du reste.

— On t’a changée en nourrice ? je rigole.

Elle fustige la blague d’un regard aussi épais que sa pommade.

— Vous ne croyez pas si bien dire. On m’a changée en nourrice ! Sa femme était morte, lui ne pensait qu’à ses travaux, il n’y a vu que du feu !

— Pourquoi cette substitution digne de la Veillée des chaumières d’avant la guerre de 70 ?

— Pour déjouer l’hérédité lorsque l’époque du conditionnement arriverait. Il arrive que les vrais enfants se rebellent.