— Eh bien, voilà qui abonde dans notre sens, mon cher. Plus vite vous serez dans la place, mieux cela vaudra.
— Vous ne craignez pas que cet empressement cache quelque chose, patron ?
Il a un soupir qui me chatouille le lobe.
— Dans cette affaire, tout cache quelque chose, mon bon ami. Voyez-vous, je pense que notre suprême astuce a été de jouer franc jeu, enfin, hum, dans une certaine mesure. Il eût été stupide par exemple de celer votre identité. Vous êtes pour eux le commissaire San-Antonio, et c’est bien ainsi. Il est évident que, sitôt manifestées vos intentions, vous fûtes l’objet d’une enquête serrée. En essayant de tricher à propos de vos fonctions, vous auriez justifié toutes les suspicions. Il ne me reste plus qu’à vous dire le mot de Cambronne et vous souhaiter bon voyage. Vous avez les coordonnées à Moscou, à vous de jouer… et de gagner, mes vœux vous accompagnent…
Estomaquant d’inconscience, le Boss. Monstrueux à force de cynisme aimable. Il a une façon de vous demander l’impossible et de vous expédier dans la fosse à purin en badinant qui couperait les bras à un manchot.
— À propos de vœux, glousse-t-il, je vous souhaite, ainsi qu’à votre jeune femme, beaucoup de bonheur.
Un léger rire. Il ajoute encore afin de mettre sur ma plaie tout son jus de citron disponible :
— Et… bonne nuit !
Fumelard, va !
Je raccroche et sors de la cabine.
L’auberge du Grand Cerf de Comte-Harbourg est une vieille hostellerie traditionnelle sur la route Paris-Normandie (Niémen, pour les aviateurs en retraite). Fenêtres à petits carreaux, rideaux à carreaux plus petits encore, meubles cirés, abondance de cuivres fourbis, plantes vertes en pots, en cache-pots et en cache-cache-pots, tableaux de petits maîtres (tiens, voilà du Boudin !) représentant des scènes de chasse, because l’enseigne ; trophées de cocus un peu partout sur les murs, depuis la ramure du grand cerf annoncé à l’extérieur, jusqu’aux cornettes des enfaons de biche massacrés à l’orée d’un bois et à la fleur de l’âge. Vous mordez le circus ?
Des senteurs de champignons à la crème et de vieux bois flottent dans l’établissement silencieux. C’est bon la province, c’est vrai, c’est stagnant. Derrière la caisse monumentale, la patronne mère, impressionnante personne austère et goitreuse, aligne des chiffres en marmonnant des preuves par neuf. En m’apercevant, la digne dame me gratifie d’un sourire taillé dans la masse de son maquillage.
— Vous n’avez besoin de rien, monsieur ? s’inquiète-t-elle d’une voix ardemment professionnelle.
« Si, songé-je, un régiment de tirailleurs sénégalais me serait de quelque utilité en cette conjoncture » (comme aurait dit le général de Gaulle avant qu’il ne souscrive un abonnement à Rustica et au Chasseur Français), mais comme il est peu probable que cette douairière puisse me le procurer, je lui réponds que tout va bien et je traverse le grand hall pour gagner l’escalier.
Vous qui connaissez, pour y avoir trimbalé votre secrétaire, l’hostellerie du Grand Cerf, vous devez vous souvenir que l’escadrin prend, non pas directo sur le hall, mais au fond d’un vaste décrochement servant de salon. Cette dernière pièce est meublée de banquettes surmenées recouvertes de Gobelins tissés par l’arrière-grand-mère de la patronne, et d’un immense tableau représentant la halte de Napoléon Ier au Grand Cerf. Entre nous soit dit, m’est avis que l’Empereur devait être un gueulard de première si l’on en juge par tous les relais gastronomiques qu’il s’est farcis au cours de son règne. D’ailleurs, s’il est mort d’un cancer de l’estomac, hein !… Dans quelque direction que vous alliez, sur n’importe quelle nationale, voire départementale, vous tombez obligatoirement sur un « Relais de l’Empereur », d’où je conclus que mon dévoué confrère Las Cases a laissé une œuvre incomplète et qu’il aurait dû nous écrire un Mémorial Michelin de Sainte-Hélène. Notez que rien n’est perdu et qu’il nous reste M. André Castelot, lequel, comme chacun sait, est depuis quelques années le président-directeur général de la firme Bonaparte and Napoléon and Joséphine and Co (200 ans d’existence, siège social à Ajaccio, principales succursales à Paris (Austerlitz) et Sainte-Hélène, correspondant permanent à bord du France, téléphone parisien : Invalides 18–40). M. Castelot, dès qu’il aura traité ses Napoléon : à pied, à cheval, en berline, à Brienne, en cosaque ; ses Napoléon vingt cœurs, ses Napoléon vingt culs, ses Nana-popot, ses Popot-Léon, ses Napoléon fils de Charles, Napoléon frère de Joseph, Napoléon père de Napoléon, Napoléon beau-père par alliance et oncle par indulgence de Napoléon III, M. Castelot, dis-je, nous régalera sûrement d’un Napoléon à table dans lequel l’affable et éminent historien dressera enfin la liste complète des « Auberges Napoléoniennes ».
Mais assez napoléonisé comme ça. J’ai — hélas ! — d’autres chats à fouetter (ou à apprivoiser). Ma nuit de noces à passer, les gars ! Saint Braquemuche, priez pour moi ! Que vais-je y bricoler, à ma tendre et chère ? La flûte enchantée ? Que tchi ! Galvauder ma science exceptionnelle, mes dons si poussés, ma rare technique avec cette dondon effarée, rubiconde et conde qui eût été une oie si elle avait eu des plumes ? À Dieu ne plaise ! Va te faire admirer, ma Grosse ! Chez les Grecs ou les Zoulous ! Des caresses San-Antoniaises ? Tiens, fume ! Il est pour l’élite amoureuse, San-A. Pour les frivoles connaisseuses, les championnes du coup de reins frénétique, pour les douées, les bien carrossées, les friponnes. Il s’embourbe pas les charrettes à bras, le commissaire. Il s’active pas dans la charcutaille ! Il a un standinge calbaresque à maintenir ! Une réputation à préserver. Seulement, le moyen de tricher, je vous conjure ? On peut se déguiser en évêque anglican, en joueur de biniou, en agent de police bernois, en Cupidon, en Harpagon, en comte de Monte-tes-cristaux, en phoque, en loup, en loufoque. On peut se déguiser en Nudéhaire, en roi de trèfle, en bédouin, en pissotière (comme Sa Majesté le roi de Danemark), mais on ne peut pas se déguiser en jeune marié-consommant-son-mariage si le cœur n’y est pas. Alors, quoi ? Comment sortir de l’impasse, c’est-à-dire n’y point pénétrer ? Atermoyer ? Employer des palliatifs ? Lui faire un solo de guitare ? J’ai honte ! On est vache tout de même ! Cette môme demandait rien à personne. Elle vivait peinardement son existence gélatineuse. Et puis voilà que je la chanstique avec mon air de la séduction et que je lui contracte un mariage bidon ! Je vous parie une douzaine de belons contre un sanatorium qu’après cette aventure, elle restera déphasée à vie, Natacha. On lui aura perturbé le sensoriel à tout jamais. Elle va les payer avec ses glandes, les recherches de son génial papa.
L’escadrin est large, recouvert d’un tapis à motif qui représente une chasse à courre. Comme je pose le pied droit (mon préféré) sur la gueule écumante d’un pointer, une voix sort de la pénombre.
— Oh ! commissaire San-Antonio, pourrais-je vous dire deux mots, je vous prie ?
Je ne m’attendais vraiment pas à cette interpellation nocturne. Stoppé net dans mon ascension, je mate pardessus la rampe épaisse comme le fût d’un baobab adulte, et j’aperçois un étrange personnage, assis au bout de la banquette sous le cuisinier cassé en deux qui accueillit Napoléon à sa descente de calèche.
L’homme en question est grand, vêtu de sombre, très blond et affublé de lunettes en glace, qui, lorsque je m’approche de l’homme, me renvoient un double reflet de ma gracieuse personne.