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On y arrive. Je lui cloque mon bifton avant qu’il ne soit réduit en pâte à papier. Rien de tel pour rendre la mémoire à un larbin. Ça vaut toutes les pastilles au phosphore du monde.

— Alors ? insisté-je.

Elle enfouille le Victor Hugo dans sa poche kangourou.

— Si mes souvenirs sont exacts…, commence-t-elle.

Où a-t-elle pêché cette phrase ? Dans les mémoires de Cadichon sûrement.

— M. Réveillon a dit comme ça : « Oh ! c’est vous… » L’autre y a causé un bon bout de temps. Puis M. Réveillon a fait comme ça : « C’est ça, prenez le train… À quelle heure arrive-t-il ? Dix heures trente-cinq ? »

Tout en racontant, elle mime. Elle a des dons de comédienne, cette ponceuse de bidet.

La voilà qui explore le vide sidéral de son planétarium et qui enchaîne :

— « Bon, il continue comme ça, M. Réveillon, alors venez directement m’attendre à l’usine… » Puis il ajoute comme ça : « Non, il vaut mieux ne pas entrer… » Ensuite, il a dit comme ça : « À demain… » Puis il a raccroché.

Je regarde la soubrette, je regarde le gargotier, je regarde Mme Réveillon. En moi quelque chose se met en marche, quoi ? Je ne puis le préciser. C’est une espèce de rassemblement. Les menus et multiples éléments de cette histoire, les personnages qui la composent, commencent seulement à exister vraiment à mes yeux. Ils prennent une signification, une importance…

L’hôtelier est fiérot de sa servante.

— Elle s’exprime bien, hein ? souligne-t-il, le calcif en émoi.

M’est avis qu’il doit connaître le chemin de sa soupente à la demoiselle Marthe. Et qu’il lui fait faire en extra des trucs qui ne sont pas remboursés par la Sécurité sociale !

— Merveilleusement, renchéris-je, Marthe aurait dû se faire avocate !

— Charriez pas ! dit aimablement l’intéressée.

— Le barreau, ça vous serait t’été comme z’un gant ! lui dis-je… À quelle heure le dîner ?

— Quand vous voudrez, affirme l’hôtelier.

Sa soubrette s’étant fait la paire, il croit devoir nous raconter sa vie. Elle est fille d’un Polonais et d’une alcoolique. Elle travaillait en usine lorsqu’elle a été accidentée du travail : un manœuvre l’a violée : à la suite des manœuvres du manœuvre, elle a quitté l’usine pour la maternité où elle est restée trois ans… comme femme de service, avant d’entrer à celui du bonhomme (lequel pourrait bien l’y renvoyer en qualité de pensionnaire ! Je m’y perds, ça se tient tout par la queue !).

Mme Réveillon manifeste le désir de s’ablutionner avant la croque. Elle chope la clé number three et calte…

Je profite de son absence pour introspecter l’intellect de l’hôtelier (vous ai-je dit qu’il s’appelait Célery ? C’est un gars qui a de la branche, vous avouerez !).

— Dites-moi, vous n’avez jamais vu M. Réveillon en galante compagnie ?

L’homme secoue la tête, ce qui envoie promener dans son verre le coton hydrophile dont il se farcit les portugaises.

— Jamais !

Pas moyen de prendre le Réveillon en défaut sur le chapitre du Dodo-Ninette. C’est un gars sérieux, décidément ! Faut dire qu’avec une pépée comme la sienne, il ne doit pas avoir besoin de faire des heures supplémentaires.

— Lors de son dernier séjour ici, il ne vous a pas paru préoccupé ?

— Du tout ! C’est un monsieur cordial, si vous le connaissez ?…

— Je n’ai pas cet honneur…

Vous me croirez si vous voulez, tas d’invertébrés, mais ma réplique me coupe le sifflet à pédale. Après tout, c’est vrai : je ne connais pas Réveillon. Je n’ai jamais vu de photo de lui… Je l’ignore comme un gardien de la paix ignore la courtoisie, un Français la géographie et un Parisien Paris. Il ressemble peut-être au capitaine Cook, peut-être à Diaro Moréno, ou bien à Jean Marais… J’ai commis une grosse bévue en ne cherchant pas à établir un contact visuel avec le disparu. Jusque-là, il représentait pour moi la donnée d’un problème et il était un élément abstrait. Et pourtant il existe (ou a existé) sous un aspect physique… Il était en volumes, en couleurs, en chaleurs, en odeurs…

— Dites-moi, à quoi ressemble-t-il, M. Réveillon ?

Il est soufflé (au Grand Marnier), le détailleur d’escalopes.

— Vous n’avez jamais vu sa photographie ?

— Non.

— Pourtant elle a paru dans Le Réveil de Montreuil !

— Je ne suis pas abonné à ce journal.

— Ah ! voilà…

Il se pince le haut du naze entre le pouce et l’index… Ça aide à réfléchir.

— Imaginez Georges Bidault, fait-il…

Ça commence mal.

Il continue :

— En plus grand, en plus maigre, les cheveux plats… Quarante piges environ… Grisonnant sur les bords… Un nez pointu… L’air pas commode…

— Parfait. Je vois le monsieur…

Ça l’inquiète brusquement. Il se rappelle qu’il « cause » à un royco et que l’homme dont il parle est un client fidèle.

— Ne me faites pas dire ce que je ne veux pas dire, s’empresse-t-il de rectifier. L’air seulement, mais bon type dans le fond…

Tu parles ! Dans l’extrême fond, oui ! Quand on gagne des millions, qu’on décapite des milliards de sardines et qu’on a un hôtel particulier à côté duquel la carrée du prince de Monaco ressemble à une pissotière, on a une façon d’être bon type qui doit déconcerter un peu.

— Il aime rire, poursuit Célery (rémoulade)… Ne chicanant pas. Payant le champagne à l’occasion…

Je ne l’écoute plus.

— Quelle chambre occupait-il la semaine passée ?

— Toujours la même : le 4. On lui garde celle-là à cause de la fenêtre qui donne sur la cour… Il aime pas le bruit de la rue, c’est normal.

Le 4 ! Donc la chambre que je vais occuper tout à l’heure. Il est intéressant pour élucider un mystère de se plonger dans l’ambiance adéquate.

— Mes hommes vous ont-ils demandé quelle chambre il occupait ?

— Oui.

— Tous les deux ?

— Oui.

— Et ils l’ont visitée ?

— Oui.

— Ils n’y ont pas dormi ?

— Le premier seulement, le gros…

Bérurier ! Cher Béru… Je vais dormir cette nuit dans un lit qui fut le sien ! J’espère qu’on a changé les draps.

Je suis ému, les potes, parce que c’est à partir de maintenant que je vais faire le plongeon dans l’inconnu. Mordez le topo, jusque-là j’ai suivi le cheminement logique, à preuve c’est que mes aînés l’ont suivi avant moi… Et puis, en quittant cet hôtel, la piste de tout le monde s’est interrompue… Net ! Good night, on vous écrira…

Je me commande un double Cinzano dans un grand verre, avec un zeste et une larmichette de Campari (maintenant, si vous préférez boire autre chose, ne vous gênez pas !). Je dis au tôlier d’y adjoindre une banquise miniature et je vais m’asseoir à une petite table discrète en attendant Mme Réveillon. Je me demande ce qu’ont fait mes boy-scouts en sortant de l’Hôtel de la Manche (un hôtel qui vous conviendrait à vous autres qui l’êtes tellement, manches !).

Avaient-ils découvert quelque chose que j’ignore encore ?

Je vide mon verre, et l’effet est instantané : ma gamberge pique une brusque accélération.

Depuis ma place j’interpelle le marchand d’aliments :

— Appelez-moi la gare au téléphone, je vous prie…

Il s’empresse, trop heureux de me rendre ce menu service. Pendant ce temps, la môme Marthe vient de dresser la table. Elle balaie la nappe de ses roberts ravageurs que c’en est une bénédiction, comme l’écrirait Mme Camille Marbo qui a un joli brin de plume… à son chapeau.