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Et tout en déposant les couverts face à face comme dans un poème d’Apollinaire, elle dépose sur moi un regard gluant de convoitise.

Elle a un courant d’air à la place du cerveau, mais elle sait repérer les beaux mâles, croyez-moi[13] ! Son instinct de fumelle ne la trompe pas : elle pige du premier coup les ceuss qui peuvent fournir du rendement. Ce ne sont pas fatalement ceux qui ont une bath frime et des pectoraux, vous savez. D’accord, moi j’ai tout ça parce que Félicie était en cheville avec Dieu lorsqu’elle m’attendait (elle m’attend toujours d’ailleurs, le pauvre trésor ; les neufs premiers mois, ce n’était qu’un exercice préliminaire !) et aussi parce que p’pa était déjà fabriqué comme un athlète complet et qu’il avait un visage qui filait le torticolis aux nanas. Mais pour vous en revenir au reste, en général ce sont les foutriquets qui sont les champions du radada. Tenez, j’ai connu un notaire de province à qui vous auriez filé cent balles (outre vos éconocroques) pour qu’il s’achète de l’huile de foie de morue ; qu’avait une bouille impossible, des dents en or, des lorgnons en verre transparent, un costar comme on n’en trouve plus même chez Trauner, une serviette râpée, un bitos en paille, un bide non rétractable, la médaille des réformés de 14–18 et une chaîne de montre sur le placard grosse comme celle qui remonte l’ancre du Liberté et qui pourtant était le super-champion de son département pour les parties de jambons ! Bien avant Mercedes-Benz, il avait mis au point le moteur à injection directe. On faisait la queue devant son étude et, dans le patelin, un lardon sur trois naissait avec des dents en jonc ou des lorgnons, parole ! Pas deux comme lui pour le réchauffement affectif des demoiselles !

Son cheptel allait de la maternelle à l’hospice des vieillards. Quand on lui annonçait un arrivage de femelle dans les environs, il cramponnait son galure, sa servetouse sans perdre une minute (pour un notaire c’est méritoire) et fouette cocher ! comme se complaît à dire la marquise Jenneimart du Parc. Monsieur-le-tabellion allait faire sa petite partie de torpille humaine… Il lui est même arrivé de tirer la chose au clerc, pour vous dire…

— Vous avez la gare ! m’annonce le distributeur de steaks au poivre.

Je me précipite à la caisse.

— Je voudrais un petit renseignement…, fais-je. D’où vient le train qui arrive ici à 10 h 35 ?

L’employé se racle la gorge.

— C’est marrant, fait-il, voilà trois fois en quelques jours qu’on me pose la même question !

Nouveau frémissement cardio-vasculaire de San-Antonio. Les ombres émouvantes de Béru et de Pinuche flottent une fois de plus devant moi.

— C’est le train en provenance de Boulogne, répond l’homme de la Société nationale des chemins de fer français.

— Merci…

Je raccroche.

Tiens, tiens, comme dit mon ami Voiladuboudin (le légionnaire), nous nous orientons vers une direction nouvelle. Jusque-là, je n’avais pensé qu’à la portion de territoire comprise entre Montreuil et Paris, et voici que l’homme en noir venait du nord…

C’est déroutant… Boulogne… Un port…

Mes pensées font le manège (faudra que je me fasse éditer aux Éditions du Carrousel). Moi qui m’apprêtais à refaire la route en sens inverse dès demain, je rengaine mon projet. Parce que, enfin, je suis sur la bonne voie… Mes archers ont demandé le tuyau à la gare… On leur a répondu Boulogne… Ils ont dû remonter vers le nord de ce pays magnifique dont les habitants s’appelaient autrefois les Gaulois et maintenant les connards.

— Ça va comme vous voulez ? s’informe le marchand de portions.

— À peu près…, réponds-je. Au fait, avez-vous vu le mode de locomotion utilisé par les deux policiers qui m’ont précédé dans cet hôtel ?

Il sourit.

— M’sieur le commissaire, murmure-t-il, vous allez peut-être me dire de me mêler de ce qui me regarde, mais je trouve que vos hommes pourraient vous faire un rapport circonstancié de leurs enquêtes !

Je ris plus jaune que Mao Tsé-toung (à vos souhaits).

Ce loueur de draps de lit a un certain culot et un frisson me titille les phalanges. Si je fermais la main, il en surgirait un poing qui pourrait se livrer aux pires extrémités, y compris à celle du menton de mon interlocuteur (vous inquiétez pas pour cette phrase, on m’appelle le jongleur du langage).

— Vous n’avez pas répondu à ma question ! dis-je, me contenant.

— Oh ! oui…

Comme chaque fois qu’on lui demande quelque chose, l’éleveur de punaises appelle sa maîtresse-servante :

— Marthe !

Je dois me rancarder auprès d’elle. Elle réfléchit comme une glace de Venise.

— Je sais, dit la charmante enfant… Le gros a téléphoné pour louer une voiture…

Je sursaute ! Ma doué ! Mais c’est merveilleux, ce tuyau ! Elle mériterait un baiser humide, cette adorable fille ! Ma parole, si elle continue elle l’aura !

— Où a-t-il loué une auto, mon chou joli ?

— Y a qu’un garage ici qui fasse la location, c’est chez Durandal !

— Parfait… Il est loin d’ici ?

Elle se marre comme une galette des rois entamée.

— Juste en face…

— Bon, je reviens… Vous direz à Mme Réveillon, si elle descend, que je n’en ai que pour un instant.

Je suis déjà à la porte… Je m’arrête pour demander :

— Et l’autre policier ? Comment voyageait-il ?

— J’sais pas…, avoue-t-elle. Il n’est pas resté longtemps ici !

Le marchand de repas m’interpelle :

— Vous allez chez Durandal comme ça ?

— Comment voulez-vous que j’y aille ? m’enquiers-je, avec un costar de scaphandrier ou avec une plume dans le baigneur !

Au lieu de se fâcher, il me montre une douzaine de chicots qui plaident en faveur de la purée de pommes de terre.

— Je veux dire qu’à ces heures il est fermé, Durandal, faut passer par-derrière… Marthe, montrez le chemin à monsieur le commissaire.

La gosse moule le panier à boutanches qu’elle manœuvrait avec une dextérité inouïe.

— Avec plaisir, déclare-t-elle.

Nous sortons dans la nuit épaisse. À peine la brume irisée nous a-t-elle enveloppé de son manteau ouatiné (puisque je vous dis que j’ai des dons littéraires ! Un de ces quatre je vais me retrouver fringué en vert-cadavre, avec une rapière au côté sans comprendre ce qui m’arrive). À peine sommes-nous dehors, disais-je, que la Marthe fait : « Brrr », bien que le temps soit aussi clément que M. Duhour, et se blottit contre moi.

Je lui mets la main sur l’épaule, histoire de lui transvaser une demi-livre de calories de la bonne fournée ! Et, ainsi enlacés, nous parvenons jusqu’à une impasse encombrée de voitures dont les conducteurs ont fini leurs randonnées en ambulance.

L’endroit est noir comme s’il donnait asile aux mille et une nuits.

— Ce que vous devez être fort, soupire la servante !

Je lui coloque une galoche entre les canines et les incisives et elle joue les mollusques contre moi. Si je l’écoutais, je lui ferais le coup de la sentinelle (on ne passe pas !), mais un proverbe étrusque ne dit-il pas : « Pour vivre heureux, vivons couchés » ?

Je refais surface après un baiser lance-flammes d’une durée approximative de quatre-vingt-quatre secondes deux dixièmes (chronométreur officiel M. Minute-Papillon, maître d’hôtel chez Lip).

— Encore ! souffle-t-elle.

Je joue les rosières.

— Non, chérie, ce ne serait pas raisonnable !

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13

Vous inquiétez pas pour mes chevilles, je porte des bandes molletières.