On me l’a dite si souvent, cette garce de phrase, que je ne suis pas fâché de l’utiliser un brin.
J’entraîne ma défricheuse de calcifs jusqu’à la porte au fond de l’impasse.
Toc, toc…
Une voix de mêlé-cass fulmine :
— M…, v’là encore un c… qui vient me faire ch… !
Le bas morceau que je représente arrange sa cravate avant d’accomplir sa mission laxative. Marthe pouffe !
— C’est un vieux râleur, dit-elle. Mais pas méchant pour un sou…
La porte s’ouvre. Dans le rectangle de lumière qui se découpe avec des ciseaux à broder en suivant les pointillés (surtout évitez la languette pour le collage), se dresse un petit bonhomme à cheveux blancs, vêtu d’un bleu rapiécé, coiffé d’une casquette et chaussé de pantoufles à air conditionné.
Marthe se met à jouer la couche du moche.
— M’sieur Durandal, elle fait comme ça. Voilà un m’sieur le commissaire qui veut vous causer…
— Encore un, N… de D… de b… de m… de flic ! déclare aimablement le déboucheur de carburo…
Ayant proféré cette phrase d’accueil, il me fait pénétrer dans une cuisine effroyable où une grosse dame à moustaches est en train de préparer une mayonnaise avec l’huile d’un bidon Shell X 30.
Le garagiste me considère exactement comme si j’étais une rustine décollée.
— Ce qu’vous voulez encore ? dit-il…
Vous n’êtes pas sans avoir remarqué, mes bons (mes bons quoi, je vous le demande !), que ce monsieur mal embouché vient d’associer par deux fois consécutives le mot « encore » au mot « flic », ce qui ne manque pas de m’inquiéter !
— Il m’apparaît, lui dis-je, que vous nourrissez une certaine aversion à l’endroit des policiers ?
Il me pose un regard chaviré. Sa grosse truie fait couler l’huile sur mon concurrent direct, l’Almanach Vermot, que le vieux ligotait avant mon arrivée.
— C’qu’il déc… ? demande-t-il à Marthe, la championne des patineuses sous impasse couverte.
Elle glousse comme une dinde venant d’avaler un bouton de jarretelle.
— Il est drôle, avertit-elle, tardivement.
Le moment est venu pour moi de reprendre mon sérieux.
— On dirait que vous avez à vous plaindre de la police, dis-je.
La truie mayonnaiseuse rappelle son homme à l’ordre.
— Séraphin ! dit-elle… Je t’en prie… Surveille-toi.
Elle-même ferait mieux de surveiller son lait qui est en train de changer de vie sur le fourneau.
Le gratteur de culasse hausse les épaules.
— Y a de quoi être en renaud, dit-il (expression particulièrement judicieuse dans la bouche d’un garagiste, non ?).
Et de poursuivre en passant un doigt discret dans l’ouverture de sa braguette pour mettre en fuite un animal importun.
— Figurez-vous qu’au début de la semaine une espèce de grosse vache de ch… de m… de flic !
— Tsst-tsst ! lui lance la moustachue.
— Je dis ce qui est ! fulmine le bonhomme. Bref, un enviandé de poulet m’a loué une bagnole… J’en ai deux, explique-t-il en retirant son doigt de son corsage inférieur… Deux que je loue comme ça… Une 2 CV et une Matford…
— Alors ?
— Alors, ce c…
— Tsst ! Tsst ! reprend la truie de Schubert qui redoute le pire.
— Ce type, quoi, rectifie Durandal, me loue la 2 CV… Je lui demande des arrhes, ce qui est normal, non ?
Des arrhes à Bérurier ? Le poulet le plus fauché de France ! L’homme qui planque ses malheureuses économies dans ses chaussettes pour les soustraire à la rapacité de son tombereau ! Il charrie, Durandal la fine lame.
— Ensuite ?
— Ensuite y me dit comme ça qu’il a pas le rond…
Je respire.
— … qu’il a pas le rond, mais y me propose, le fumier, de me laisser sa carte !
Il va à un tiroir du buffet, sort une boîte de camembert, un morceau de bougie, un trousseau de clés rouillées, la photographie du maréchal Pétain peinte sur bois (de justice), un paquet de lacets, des pastilles de menthe collées, une clé à mollette, une mollette de briquet, un article de Georges Briquet et enfin la carte professionnelle de mon très honorable compagnon d’armes. La photo d’identité remonte au temps des cerises. Là-dessus, le gars Béru ressemble à un cuirassier de village style cavalier Lafleur 1912. Il a l’air tellement c… sur cette image qu’il en paraît plus gros que nature.
Le distributeur d’essence fulmine :
— Bon… C’t’espèce de j’sais pas quoi part avec la bagnole… Un flic, moi, qu’est-ce que vous voulez, bon plouc, j’avais confiance… Y m’avait dit qu’y ramenait la charrette le lendemain. Va te faire voir, plus de nouvelles de cette ordure. M. le Bourdille abandonne mon véhicule sur la voie publique… Heureusement y avait ma raison sociale peinte sur la carrosserie. Au bout de deux jours, le brigadier de gendarmerie de Saint-Locdu, près d’Étaples, qui me connaît, me passe un coup de grelot : « Y a votre boîte de conserve qu’est en rade sur la nationale ! » y me dit. Ah ! la carne… Près d’un carrefour, qu’il avait moulé ma tire !
Pendant que le vieux s’exprime dans son langage coloré et véhément, ma pensée a fonctionné à la vitesse de la lumière, d’ailleurs il y a toujours de multiples points communs entre ma pensée et la lumière. Je commence à penser que je me rapproche du lieu du kidnapping…
— Ne vous tourmentez pas, je vous ferai dédommager, promets-je au vidangeur de carter (manière de lui faire la nique)[14].
— Ah oui !
— Oui. Votre boîte de conserve, comme vous dites, est ici ?
— Ben nature ! J’suis allé la récupérer ce matin…
Une boîte de conserve ! C’est de circonstance, hein, les gars ?
— J’aimerais y jeter un coup d’œil.
— Facile. Arrivez…
Il jette un coup de périscope vers le bol de mayonnaise où la mayonnaise se liquéfie.
— Pas moyen de bouffer peinard, avec ces v… de s… de B… D… de flics, dit-il à sa truie !
Nous passons dans le garage. La 2 CV est remisée dans un coin. Dessus y a écrit en caractères immodestes « Durandal-Garage — Montreuil. »
J’ouvre la portière afin d’examiner le véhicule. Je scrute le plancher, les sièges, la boîte à gants, mais sans rien découvrir d’anormal.
— À quel endroit se trouvait-elle exactement ? fais-je.
— Au carrefour de la nationale et du chemin conduisant à Saint-Locdu…
Je note le tuyau sur un calepin.
— Normalement garée ?
— Oui. Sur le talus…
— Vous n’avez pas eu la visite d’un autre flic ?
— Si, hier… Ce tordu de N… de D… de crétin de sacré gâteux voulait que je lui loue ma Matford… Seulement lui non plus n’avait pas d’artiche ! C’est à se demander si on leur donne à bouffer dans la poulaille ! Quand il a voulu me faire le coup de la carte laissée en dépôt, je te l’ai envoyé se faire voir ! Du coup, il est allé prendre l’autobus…
Cette fois, je crois que le décrasseur de bougies m’a suffisamment rencardé. Grâce à sa pomme mal embouchée, je vais faire un pas en avant. Espérons que je ne poserai pas le pied dans une fosse à purin !
De toute manière, je remonte, les mecs ! Je remonte la triple piste…
Saint-Locdu ! Si je m’écoutais, j’irais y faire une virouze tout de suite, mais de nuit on investigue mal… Mieux vaut attendre domani.
— Monsieur Durandal, fais-je cordialement au valeureux loueur d’engin motorisé, veuillez établir votre note et l’adresser à l’adresse que voici. Je veillerai à ce que vous soyez réglé.
Il grommelle des choses indistinctes que je n’essaie pas de transcrire en clair. On se serre la pince, je dis : « Au revoir, madame. Au plaisir », à sa truie et je récupère la grosse Marthe.
14