De nouveau l’impasse, mais cette fois nous en sortons et je suis trop occupé pour lui faire une seconde démonstration de patinage artistique.
CHAPITRE VII
Nuit
Mme Réveillon est redescendue de sa chambre. Elle a changé de toilette. Maintenant elle porte un pantalon étroit, bleu vif, avec un gros pull rouge cardinal dont le col est large comme une entrée de métro. Ça lui va merveilleusement. Elle fait couverture de magazine consacré aux sports d’hiver.
Je m’arrête, ébloui comme par une insolation.
— Mon Dieu, que vous êtes mignonne !
La serveuse qui a entendu ce cri du cœur se renfrogne et cavale à la cuisine pour cracher dans la tasse de consommé de ma compagne de voyage.
Je m’approche de celle-ci, lui prends la main et, la regardant droit dans les carreaux, je susurre :
— Quel est votre prénom ?
— Dora !
Oh ! punaise, ce que ça lui va bien ! Elle doit s’appeler Ernestine dans le civil, mais ce prénom de cinéma lui sied comme un tablier à une serveuse de bar.
— Dora, je crois qu’il y aura du nouveau sous peu…
Je ne lui précise pas dans quel domaine, mais tout à fait entre nous et la Chambre des communes, j’ai mon idée là-dessus.
— Je vous demande un dernier instant pour appeler mes services, après je suis à vous…
Un énigmatique sourire joue sur ses lèvres rechargées au Rouge Baiser.
Je fonce au bignou et je réclame Pantruche en priorité. Par veine, j’obtiens Magnin au moment où il s’apprêtait à rentrer at home.
— T’as du nouveau pour les chèques ? je demande.
— Oui, monsieur le commissaire. Réveillon ne les a pas établis au porteur, comme vous vous en doutiez, mais à son nom. C’est lui-même qui les a touchés !
— Qu’est-ce que tu racontes !
— La vérité. Il a dû écrire « au porteur » sur le talon pour mémoire et parce qu’il ne voulait pas que son nom parût.
— À part ça, rien de nouveau ?
— Rien. Je fais surveiller Montesquieu. Mais je doute qu’il soit pour quelque chose dans l’histoire… Il est président d’un tas de sociétés édifiantes : la Ligue pour le secours de Noël aux anciens terre-neuvas et la Chorale des sourds-muets de la Muette ou quelque chose de kif-kif…
— Parfait, continue… Attends !
C’est au bigophone qu’il me pointe cette magistrale idée.
— Sur le carnet d’adresses que je t’ai laissé, veux-tu chercher si tu trouves quelqu’un habitant Saint-Locdu ou Montreuil… Ou Boulogne… ou même tout bonnement la Somme ou le Pas-de-Calais !
— Ça va me demander un moment, vous attendez ?
— Non, rappelle-moi à l’Hôtel de la Manche, Montreuil… Attends, c’est le 28–18.
— À tout de suite.
Je raccroche.
Marthe vient de nous apporter des chefs-d’œuvre variés, une bouteille de pouilleux-froissé et du beurre qui ferait la joie du Petit Chaperon rouge.
— Alimentons-nous, dis-je…
— Racontez-moi où vous en êtes, supplie-t-elle.
— Je n’en sais rien moi-même. Je sens que j’avance, c’est tout !
Elle n’insiste pas. Nous commençons une dînette adorable. Jamais les gens de passage pourraient penser qu’il s’agit d’un commissaire de police recherchant le mari de la dame se trouvant en sa compagnie.
Les crevettes grises sont délectables ; on a l’impression de bouffer de la mer. Les bigorneaux ont un goût d’iode et le saucisson d’Arles le goût d’ail, ce qui est son devoir. Bref, la vie est belle.
Après les hors-d’œuvre, on nous apporte une sole normande, pour vous dire… Puis du gigot dessalé aux binious[15].
Comme on nous sert des poires au sirop, le bigophone retentit. C’est pour moi. Magnin m’avertit que ses recherches sont négatives. Personne dans le carnet d’adresses qui figure dans les deux départements indiqués, hormis Ventru, le directeur de la fabrique.
Je dis à mon collaborateur d’aller retrouver sa camarade de lit et de lui expliquer le truc qui a tant amusé la mère Ève après qu’Adam l’a eu expérimenté.
Nous achevons notre dînette d’amoureux lorsque Durandal, le vaillant, le fort ! l’homme qui remplace la vulcanisation, fait son entrée, sa mayonnaise étant consommée. En m’apercevant, il part dans des considérations désobligeantes sur ces sacrés s… de n… de D… de f… de b… de m… de poulets[16] qui passent leur temps à se remplir la g… et à trousser les femmes des autres tandis que les contribuables eux, se font détrousser par des bandits de grands chemins. Il se croit encore au temps des chauffeurs de la Drôme !
L’hôtelier l’entraîne pour une manille ; Dora et moi décidons d’aller nous zoner, because la journée a été rude, sans en avoir l’air et que nous devons nous préparer des lendemains qui vocifèrent.
Nous montons au first étage. Pour tout vous dire, vous affranchir et ne rien vous cacher, je ne suis pas préparé le moins du monde à une cérémonie de ce genre, car je n’ai aucun embrasse-en-ville avec moi. Pas le moindre mouchoir de rechange, pas le plus léger morcif de savon à barbe ; pas de rasoir. Enfin, comme dit notre cousin le fonctionnaire-célibataire-réformé définitif : « À la guerre, comme à la guerre ! »
Sur le palier, Dora me tend sa main de velours.
— Eh bien, bonne nuit, soupire-t-elle.
Je m’incline sur la menotte.
— Vous avez sommeil, vous ? demande-t-elle d’un ton qui veut dire en lettres majuscules « MOI PAS » !
— Non.
J’hésite.
— On pourrait se faire monter une bouteille de champagne et la boire loin de ces crétins, qu’en dites-vous ?
Elle est pour. Je mets ma voix en porte-main et je crie à Marthe et à la cantonade :
— Personnel, please !
On voit qu’on est près de la Manche. Ça comprend l’anglais, ça, madame !
La servante radine.
— Dites au patron de nous choisir une bouteille de brut, dis-je…
— Du quoi ?
— Du champagne ; le meilleur !
Elle a un regard nostalgique sur Dora. Elle voudrait bien être à la place de Mme Réveillon ! Pour un réveillon, ça va en être un !
Elle se dit qu’avec le champagne, en général, on trempe le biscuit, et ça la tente, l’érotique !
Nous pénétrons dans la piaule numéro 3, soit celle de ma campagne. Chambre agréable. Cretonne, meubles anciens tout en bois blanc peint à la main !
— Asseyez-vous ! invite Dora.
Je dépose mon contrepoids sur le lit bas ; elle choisit le fauteuil.
Dommage qu’elle ait eu l’idée saugrenue de passer un grimpant, sinon j’aurais pu mater son entredeux. Voilà pourquoi je suis farouchement contre le pantalon pour la femme. C’est la croix et la bannière pour les déloquer, ces dames, lorsqu’on est dans l’intimité.
Je me sens devenir chevalier de la jaquette flottante lorsque je déboute un falzar, c’est logique, non ? Un de ces quatre, je vais entreprendre un gendarme qui sera contre et j’aurai un œil au beurre noir !
— Je ne peux pas croire que c’est vous, répète-t-elle tout comme le jour de son arrivée dans mon bureau.
— Je vais vous faire un aveu, rétorqué-je : moi non plus je ne peux pas croire que c’est vous qui êtes là, Dora. Jamais je n’ai éprouvé une telle confusion dans mes sentiments. Il y a en moi comme une panique de tout mon individu…
Je m’arrête. Merde, j’ai oublié le reste. Je l’avais appris par cœur dans un roman sensationnel intitulé Les Deux Miennes dans les chères tiennes, une vraie tranche de vie ! L’histoire d’un jeune marié qui tombe amoureux de la grand-mère de sa femme qu’était violoniste… Quelque chose de noble qui vous prenait là ! Un cas de conscience ! La grand-mère prête à succomber, chancelante de désir du haut de ses soixante-quatorze ans, les mains crispées sur son archet ! Et lui, le jeune décervelé, n’ayant qu’une idée en tête : acheter un fauteuil à roulettes et emmener sa belle dans un merveilleux hospice sous les auspices duquel il pourrait accomplir son amour !
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