Elle s’arrête. Le timbre de sa voix se brise. Je ramasse les morceaux et les dépose sur mon sous-main. Un bout de papier gommé et il n’y paraît plus.
— Il n’est pas rentré ? fais-je, manière de lui prouver que, sur le chapitre de la déduction, je suis passé pro.
— Non. Dans l’après-midi de samedi, j’ai téléphoné à Montreuil. Le concierge de la fabrique m’a dit que mon mari était parti à onze heures, donc normalement…
— Et vous n’avez plus eu de nouvelles de lui ?
— Pas la moindre. J’ai passé un dimanche affreux, téléphonant aux hôpitaux et aux gendarmeries qui jalonnent le parcours… Rien ! Personne ne l’a vu… J’ai rappelé l’usine ce matin, on ne sait rien ! C’est à croire que Noël s’est volatilisé…
Je me dis, in petto (car je suis doué pour les langues), qu’il a dû se volatiliser dans les bras de sa secrétaire ou de toute autre personne du beau sexe… Mais, galant jusqu’aux ongles des membres inférieurs, je ne laisse rien paraître de ce doute.
— Avait-il des ennuis, ces derniers temps ?
— Pas le moindre. Vous pensez à un suicide ?
— Je formule des hypothèses, madame. Il faut toujours commencer par là dans des cas semblables.
« Quel genre d’homme est-ce…
— Il est grand, brun…
Je la stoppe.
— … sur le plan moral ? A-t-il l’habitude de faire des voyages sans vous prévenir ?
— Jamais de la vie. Nous sommes très unis ! Il me dit tout !
Là, je connais la musique. Ou plutôt je la reconnais ; ayant moult fois eu l’occasion d’étudier la partition. Les époux qui se disent tout ont souvent des trous de mémoire et oublient de se raconter leurs petites parties de youplala…
Mais je ne veux pas foncer à tombeau ouvert dans un raisonnement gratuit. Ce serait raisonner comme un tambour, aurait dit mon oncle Jules, le garde-champêtre (mort à quatre-vingt-dix-sept ans alors qu’il faisait un effort désespéré pour comprendre l’article de fond du Figaro).
— Voilà pourquoi, précise la gente personne, j’ai pris la décision de venir vous voir.
Je la remercie d’une courbette qui me découvre une vue panoramique sur ses cuisses.
— Je vous remercie, madame, assuré-je du fond du cœur. Seulement…
Elle joint ses mignons sourcils, inquiète, frémissante.
— Seulement ?
— Vous savez qu’il y a un service spécialisé dans ce genre d’enquête.
— Vous voulez parler du service des Recherches dans l’intérêt des familles ?
— Exactement.
Elle se lève et vient à mon bureau. Elle contourne le meuble, repousse un presse-papiers représentant le buste de la Victoire de Samothrace[4] et s’assied devant moi, tellement près que la chaleur de son corps fait brusquement grimper ma température.
— Je vais vous parler net, monsieur le commissaire.
Si elle continue à me parler net d’aussi près, moi je vais lui répondre par l’intermédiaire d’un esprit frappeur !
— Je n’ai pas confiance dans la routine policière. Excusez-moi, si je vous choque… Ce que je désire, c’est l’assistance d’un homme agissant ! J’ai immédiatement pensé à vous…
— Mon Dieu…
— Je vous en supplie, aidez-moi !
Comment résister à pareille exhortation ? On a beau être flic, on n’en n’est pas moins homme, comme le dit si justement Charpini. Elle a mis dans sa voix des inflexions qui vous tourmentent la trompe d’Eustache. Cette fille-là, croyez-en ma solide expérience (bientôt vingt ans de vie sentimentale sur roulements à billes), c’est la cousine germaine d’une lampe à souder. Elle vous embrase du haut en bas avec escale sur le ventre, train d’atterrissage rentré !
— Je ne demande pas mieux, articulé-je avec la voix d’un vieux corbeau enrhumé.
— Je savais que je pouvais compter sur vous.
Elle me balance son adresse à Passy en m’assurant du plaisir qu’elle aura à m’y voir débarquer. Elle me tend la main, je la baise ; et elle s’en va avec ce petit sourire nostalgique qui lui va comme à la Joconde.
Lorsque la porte s’est refermée, je me lave les châsses à la camomille, tellement Mme Réveillon a impressionné les cellules émotives de mon cortex.
Tout est silencieux dans le burlingue à Béru, lorsque j’y pénètre de ma démarche élancée.
Le Gros ne chante plus, ne s’esclaffe plus. Il se livre à une opération dont la gravité nécessite un silence religieux, une concentration absolue, une relaxation intégrale, une participation sans réserve de l’individu et une intervention effective du moi second : il bouffe !
Il a ouvert une boîte de maquereaux au vin blanc et, un couteau de marque Opinel d’une main, un formidable morceau de pain de l’autre, il livre à ces malheureuses bêtes un combat épique. C’est Jonas bouffant la baleine ; Neptune régnant sur les eaux et forêts ! Lustucru invitant Michelin à dîner…
Et le plus beau, le plus extraordinaire, le plus stupéfiant, c’est que la boîte de marlous est signée Réveillon.
Le gros étale un poisson mort sur son pain, le couvre pudiquement d’une tranche de citron, boit à même la boîte le vin blanc de la marinade, se fend la lèvre avec le couvercle, aspire son sang et mord dans la tranche de brignole.
Ayant la bouche aussi pleine qu’un autobus à midi, il en profite pour demander :
— Quoi de neuf ?
— Tu es libre ?
— Mouais… Pourquoi ?
— Un petit boulot d’amateur à te confier… Ça concerne les conserves Réveillon !
Il pose sur moi un œil visqueux comme un escargot dans une boîte à sel.
— Tu me mets en boîte avec ton histoire de conserves ?
Je me détourne, écœuré par sa mastication.
— Fais pas comme les dames du bois de Boulogne, Gros, parle pas la bouche pleine !
— C’est sérieux ? demande-t-il en engloutissant d’un coup de gosier cinq cent trente grammes de nourriture à hautes calories.
— Et comment ! Le père Réveillon a disparu…
— Et alors, depuis quand qu’on s’occupe des mecs qui font des virouzes ?
Il m’est difficile de réfuter l’objection.
— La dame est une amie à moi ; avant de mettre les collègues des disparus sur le tas, elle voudrait que je me rancarde un chouïa ; les gens de la haute, tu les connais ? Ça craint le scandale comme une rosière craint un régiment de Sénégalais…
Bérurier achève de boire le jus de maquereau. Une bonne partie de celui-ci dégouline sur sa cravate.
— Et comment que je les connais, les gens du monde, ricane-t-il en torchant ses lèvres d’un revers de bras. J’ai assez vécu avec eux, nom de foutre, pour me faire une opinion ! Ah ! les pourris !
Je le rappelle à l’ordre, mais il est plus facile d’ôter un manche de gigot de la gueule d’un chien affamé qu’un sujet de celle de Béru, surtout lorsque celui-ci lui tient à cœur.
— Je me souviens d’une enquête dans un château quand que j’étais à la criminelle. Des mecs qui donnaient une gardienne-partie… Drame passionnel ! Le fils de la taule avait balancé une bastos dans le chignon d’une petite bonne, because elle faisait des gâteries à son dabe ! Fallait du doigté : le dabe grand pote avec un ministre, tu vois le topo ?
— Et on t’a choisi ?
— Turellement ! J’étais dans mes petits souliers…
— Toi ! m’exclamé-je, incrédule, en louchant sur ses quarante-sept grand large !
— Alors là, San-Antonio, tu m’aurais vu, tu ne l’aurais pas cru : tout en finesse… De l’élégance, de la souplesse… Le bitos à la main pour causer aux dames… On parlait rien qu’au subjonctif ou, à la rigueur, au passé simple avec la valetaille ! Et des « mâme la baronne » par là, et des liaisons à changement de vitesse. Tu mords le style ? « Je voudrais que vous alliassiez z’au fond du parc »… Là faut se surveiller ! Tu te rends compte que la langue française c’est vicelard et compagnie ! Je me rappelle, tiens, l’assassin… Quand y se fout à table. Tu sais ce qu’y me déballe, ce connard ? « J’entretenais des amours ancillaires… » Textuel ! « Ancillaires », ça m’est resté. « Ancillaires » ! on se demande où y vont chercher ça… Je me souviens plus ce que ça veut dire, mais à l’époque, j’ai regardé le dictionnaire pour voir s’il se foutait pas de ma gueule !
4
Pièce unique au monde que j’ai gagnée à la tombola organisée au bénéfice d’un ancien ministre des Finances mort d’une surtaxe progressive dans les centimes additionnels.