Cet objet minuscule, ce rien du tout plié dans du papier mou, cette futilité, cette virgule de déchet, cette fiente du néant, c’est un mégot de cigarette. Pas un mégot normal, non, oh ! non… Un mégot de Pinaud, c’est-à-dire un morceau de papier écrasé, jauni, mal brûlé, qui ressemble (je l’ai écrit par ailleurs dans ma thèse sur la prolifération du scarabée débonnaire dans la faune septentrionale) qui ressemble (répété-je pour les ceusses qui se paument à la faveur d’une parenthèse) qui ressemble à la carapace de quelque insecte bouffé aux mites.
Je ramasse le mégot. Pas d’erreur, il est pinuchard en diable.
Mon battant frappe les trois coups. Je continue de suivre le bon chemin. J’ai renoué avec le fil conducteur…
Hardi !
Je deviens fébrile… Ici, s’est produit quelque chose d’anormal, savez-vous pourquoi ? Parce que le dénommé Pinaud, digne homme s’il en fut, promoteur émérite d’une politique de farouche économie, Pinaud le brave, le gâteaux, le navré, le navrant, le cradingue, le malodorant, le mité, le miteux, le sénile, l’empêché, l’empêcheur, la ganache, le résidu, le fossile, le reliquat, le débris… Pinaud fume ses cigarettes jusqu’à la moustache incluse. C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire. Or, le mégot qui repose dans le creux de ma main est encore comestible. Jamais, sauf dans un cas de force majeure, mon subordonné ne s’en serait séparé.
Je bigle autour de moi le paysage. Pas de maison. Mais les ruines d’un blockhaus ayant appartenu au fameux mur de l’Atlantique.
Je m’y dirige. L’endroit est peuplé d’excréments… Il est bon de souligner au passage l’ironie de ces constructions faites pour braver les bouches à feu et qui servent de chiottes. Juste retour des choses ! Rommel, le titanesque maçon de l’Atlantique, n’était pour la postérité qu’un bâtisseur de goguenauds ! Vous trouvez pas ça rassurant, vous ? Que dis-je, vengeur ! La voilà, la vraie vengeance des paumés que nous sommes, des subisseurs, des résignés, des petits, des humbles, des sans-grades !
Les grands hommes de guerre tout-puissants édifient nos ouatères sans le savoir. Ils les coulent dans l’airain, ça fait plus d’usage ! Et au bord de la mer, pour que ça fasse plus gai.
Ah ! les braves gens ! Bien glorieux, bien galonnés, perpétués sur des timbres-poste, manière comme une autre de se faire lécher le dargeot !
Que reste-t-il d’eux ? Un nom dans l’histoire, des croix dans des champs où ne pousse plus le blé, et des latrines aux murs larges de deux mètres…
Je pénètre dans ce blockhaus… Une lumière d’outre-tombe sourd doucement par les meurtrières. Des plantes téméraires poussent dans les brèches… Je fais quelques pas et je craque une alouf… Que vois-je ? Qu’aperçois-je ? Deux masses sombres, ficelées comme du bon saucisson lyonnais dans des flaques d’eau. Ces masses sont inertes. Je m’approche d’elles. L’une a nom Bérurier, l’autre Pinaud… La première gît tel un cadavre, la seconde a encore un regard… Un pauvre regard fienteux, poisseux, troublé… Un regard de vieux mec tombant en digue-digue.
Je m’agenouille, mon coutal à la pogne et je tranche les liens solides qui entravent les deux champions de la maison Poulopot. Ensuite j’ôte les bâillons. Pinaud balbutie d’une voix plus pâle qu’un rayon de lune dans la boutique d’un laitier :
— Je savais que tu viendrais…
Brave homme, va ! Ainsi, il m’avait, envers et contre tous, conservé sa confiance ! Je lui caresse la joue.
— Qu’est-ce qui s’est passé, pépère ?
— C’est toute une histoire… Faut d’abord s’occuper du Gros, je crois qu’il est mort, depuis hier soir il ne bouge plus…
Je me penche sur le tas de viande immobile. J’appuie mon étiquette sur sa boîte à éponges et j’écoute. Dieu soit loué ! le cœur bat encore… Lointain, faiblard…
J’inspecte le bonhomme. Il porte un gnon carabiné derrière la coupole. Le genre de chiquenaude qu’on vous donne avec ce que les experts appellent un instrument contondant.
Ça l’a déplafonné… Avec ça, je subodore qu’il n’a pas croqué depuis le début de la semaine et ce régime ne lui vaut rien. Pinaud se remet debout en titubant.
— J’ai une de ces faims, balbutie-t-il.
— Je vais te colmater les brèches. Tu peux marcher seulâbre ?
— Je vais essayer, y me semble que je suis devenu un nuage !
— Eh ben, attention de pas crever, ça se fait beaucoup sur ce littoral !
Il gagne la sortie en s’appuyant après les murs suintant d’humidité. Moi, je fais l’effort musculaire de ma carrière, c’est-à-dire que je charge le Gros dans mes bras. Mince de colis ! Après ça, je peux me faire engager chez Amar !
Je trimbale le Gros jusqu’au sentier et je le dépose à l’air. Il est pâle comme une endive, le cher homme ! Il a les yeux clos, les lèvres vides, le nez bleui, les dents crispées… Je pique un sprint jusqu’à ma carriole où je vais dégauchir un flacon de scotch.
Je colle le goulot sous le naze de Béru. C’est merveilleux comme résultat. Mon pote exhale un soupir aux côtés duquel la mousson a l’air d’un zéphyr.
Vite j’abaisse le goulot en question jusqu’à sa bouche, je le vrille entre ses lèvres, je force ses ratiches serrées et il se met à téter comme un veau sacré.
Pinaud gémit :
— Laisse-m’en un peu, San-Antonio, moi aussi je suis ramollo !
Bon cœur, je lui file le flask et il le vide en moins de temps qu’il n’en faut à un bombardier pour réciter son chapelet.
Le Gros rouvre les yeux.
— J’ai faim, murmure-t-il…
— Bouge pas, mon lapin, fais-je, je vais t’offrir la choucroute de ta vie…
Je le mets debout et, aidé du père Pinaud, je le traîne jusqu’à l’auto. Quinze minutes plus tard, nous sommes dans un restaurant d’Étaples. Le Gros est affalé dans un fauteuil, une bouteille de beaujolais à portée de la dextre, une terrine de canard à portée de la senestre, portant d’un geste mou les aliments à sa bouche. Mes deux compères se sustentent sérieusement, avec une voracité incroyable.
Ce qu’ils peuvent engloutir comme boustifaille approvisionnerait la cantine de Renault pour un mois.
Quand ils sont repus, je m’octroie un steak pommes frites à mon tour, puis je passe aux choses sérieuses…
À tour de rôle, ils me font le récit de leur odyssée que j’ai déjà pu reconstituer en grande partie. Pour Béru, ça s’est passé de la façon suivante : dans le tiroir de la commode il a trouvé la carte Michelin. Celle-ci était compostée, vous le savez déjà, d’un cercle rouge situé sur le chemin aux dix maisons. Il a donc loué une bagnole pour venir repérer les lieux…
Comme moi, il a eu l’idée de visiter ces baraques. Comme il entrait dans l’une d’elles sur laquelle se balançait l’écriteau « À louer », il a reçu un de ces coups de zim-boum sur la théière qui comptent dans la vie d’un encaisseur de coups de matraque. Il a perdu connaissance et quand il est revenu à lui il était dans le blockhaus, ficelé d’une façon irrémédiable ! Le temps a passé… Puis deux hommes sont venus, apportant Pinaud… Ensuite il a perdu conscience…
Ayant repris des forces, il récite une litanie qui ne se trouve dans aucun livre de prières. Il m’assure qu’il mettra la main sur les enfants de garce qui lui ont fait ça… Qu’il aura leur peau, qu’il fera des blagues à tabac avec les parties les plus nobles et des protège-livres avec les autres…