Comme on tarde à répondre, je me mets à jouer le grand air de Guillaume Tell sur ce timbre. Enfin un rai (au beurre noir) filtre sous la porte. Des savates éculées raclent le plancher. On délourde et j’ai la vision de la môme Marthe en limace arachnéenne !
Cette chemise de nuit a dû être oubliée ici par une des Peters Sisters, car la servante pourrait inviter toute sa famille à passer la nuit dedans. Ses yeux brouillés se chargent d’électricité lorsqu’elle m’aperçoit.
La douce soubrette se dit sans doute que je rejoins ma base et qu’il va y avoir concours hippique avec sauts d’obstacles.
Je la déçois très vite.
— Excusez-moi de vous importuner, chère petite âme frêle, je voudrais un simple renseignement.
— Oui ?
La déception la dévaste comme une inondation dévaste une rizière.
— Connaissez-vous l’adresse de M. Ventru, le directeur de l’usine de maquereaux ?
— Il habite rue Anlevraite, juste la maison où il y a une ancienne fontaine…
Et de m’indiquer le périple à suivre pour y parvenir.
À cet instant, un motocycliste attardé passe dans la strasse. Son phare illumine l’intérieur de mon véhicule automobile au sein duquel gisent ces pantoufles éculées qui ont nom Béru et Pinuche.
La souris d’hôtel les aperçoit et s’exclame :
— Vous avez retrouvé vos hommes ?
— Comme tu vois, mignonnette ! J’ai le genre mère-couve, moi, pour un poulet…
— Et M. Réveillon, vous l’avez trouvé aussi ?
J’ai un pincement au zygomatique inférieur droit.
— Aussi, oui, ma tourterelle mélodieuse…
— Il n’est pas blessé ?
— Il a subi quelques coupures, comme un film osé lorsque la censure l’a visionné, à part ça, c’est toujours le roi de la conserve !
Elle me décoche, narquoise, une vanne :
— C’est sa dame qui va être contente…
Tu parles, Étienne (je m’exprime en vers libres). La belle Mme Réveillon va avoir droit à un chouette caveau de famille tout à fait inédit pour son vieux. Une pile de boîtes de conserve sur sa cheminée et le tour est joué. Si on avait érigé un mausolée commak à Lénine, la ferveur populaire se serait un poil tassée !
Je plante là (ce qui n’est que façon de causer) ma ramoneuse de bidets fendus en lui promettant un retour à l’aube deuxième époque qui va l’empêcher de pioncer, et je rejoins mes archers.
Béru se réveille.
— Qu’est-ce qu’on fout ? demande-t-il comme à son habitude.
— On va tirer M. Ventru des toiles, expliqué-je.
— Qui c’est ça ?
— Tu te rappelles pas ? Le directeur de la fabrique…
— Tu crois qu’il trempe dans l’histoire ?
— C’est une idée en l’air. Je me dis que pour mettre un bonhomme en conserve, fallait disposer de l’usine… Et pour disposer de l’usine, faut en avoir les clés… Tu piges, Edwige ? (de temps à autre je reviens, vous voyez, à une versification classique).
— Ah bon, admet ce gros zombi. T’as raison.
Il ajoute (signe probant du retour de ses forces vives) :
— Faut battre le frère pendant qu’il est chauve !
L’éclat de rire dont il ponctue cette saillie (harassante) tire Pinaud du néant. Le chétif vieillard décolle ses stores à grand-peine, se racle le coin de l’orbite, ajuste sa ravissante cravate entièrement décorée au jaune d’œuf et au Viandox et murmure dans la pénombre :
— On s’en va ?
Car il se croit au cinéma.
L’appartement de M. Ventru est beaucoup plus bourgeois, beaucoup plus important que celui du sieur Lathuil. On sent illico une présence féminine en ces lieux.
Notre coup de sonnette fait autant d’effet qu’une salve d’artillerie tirée à bout portant. Ça déclenche un vache ramdam in the house. Un môme piaille tout ce qu’il sait… Y a des murmures affolés, des lumières s’éclairent, des portes miaulent, des pantoufles rampent, enfin la voix angoissée de Ventru questionne :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Commissaire San-Antonio !
Il émet une exclamation à tirage limité et délourde.
En nous voyant tous les trois, il chancelle sur ses fondations.
— Ah, par exemple ! fait-il… Vous avez retrouvé ces messieurs ?
Il est en chemise de nuit à liséré rouge. Il a enfilé son pantalon sans ajuster ses bretelles et sa calvitie brille à la lumière des lampes.
— Qui est-ce ? chuchote une voix féminine.
Par un entrebâillement de porte, nous découvrons une jeune femme étiolée, en robe de chambre, berçant un marmot hydrocéphale dans ses bras.
— Les policiers qui recherchent M. Réveillon, rétorque son mari.
Elle nous salue d’une inclinaison de tête.
— Vous avez du nouveau ? demande Ventru.
En guise de réponse, je lui mets dans les pattes une boîte de conserve marquée « Petits pois à l’étuvée ».
Tout en agissant, je le scrute avec l’intensité d’un Christophe Colomb biglant les côtes amerlocks.
Il semble ne pas comprendre. Il tient sa boîte d’un air vaseux et indécis.
— Qu’est-ce que c’est ? demande-t-il.
— Cette boîte sort bien de vos ateliers ?
— Bien sûr…
— Voulez-vous avoir la bonté de l’ouvrir ?
— L’ouvrir ?
Il nage, dirait-on, dans le cirage du Lion noir.
— Voulez-vous me faire croire, monsieur Ventru, que vous qui avez à votre disposition une usine pour fermer ces boîtes vous n’avez pas un ustensile pour les ouvrir…
Il est de plus en plus ahuri, pourtant il gagne la cuisine où nous nous faisons un devoir de le suivre.
Là il entreprend d’ouvrir la boîte. Lorsque cette rapide opération est achevée, je lui tends un plat en terre raflé sur un égouttoir.
— Videz-là !
Il obéit.
Un pied d’homme tombe avec un bruit mou dans le récipient.
Il y a alors trois secondes d’un silence absolu. Après quoi, M. Ventru s’écroule sur le carrelage, terrassé par l’émotion.
Comme nous sommes dans une cuisine, nous avons du vinaigre à notre disposition et le ranimer est un jeu d’enfant.
Il bredouille :
— C’est horrible ! Mais qu’est-ce… mais qu’est-ce…
Très Dargeot Moréno, le zig… J’ai jamais vu un type aussi sonné. Le cœur sur les lèvres ! Il a dû faire la guerre dans les effeuilleurs de pétales de rose, je pense… S’il ne chique pas au comédien, on peut penser qu’il n’a pas été capable de perpétrer ce forfait.
Pinaud jette un torchon sur le plat contenant le pied de M. Réveillon et, très normalement, place le tout dans le Frigidaire.
Nous entraînons Ventru au salon. Sa femme sursaute en voyant son teint d’endive.
— Qu’est-ce que tu as, Edmond ?
— Laissez-nous, chère madame, conseillé-je en faisant un petit guili-guili au bébé et en louchant sur le décolleté décevant de la môman.
Elle n’insiste pas. C’est de la donzelle dressée par un chétif, ça ! Vous remarquerez que ce sont les mesquins, les poltrons, les couards, les gnaces costauds comme des rayons de vélo et dont les biceps sont gonflés au gaz de ville, qui dressent le mieux leurs bergères. Leur faiblesse les pousse à se faire respecter par plus faible qu’eux. À côté de ça, vous voyez de gros déménageurs aux épaules larges comme des chars à foin qui prennent des baffes de leurs gonzesses et même qui se baissent un peu pour que celles-ci puissent leur botter les meules. La vie est bourrée de contradictions aussi flagrantes.
— Monsieur Ventru, attaqué-je, pouvez-vous nous fournir quelques explications concernant… ce que vous venez de découvrir ?