Il lève les bras vers le superbe plafonnier en verre bleuté.
— Comment pourrai-je vous renseigner ? C’est inouï ! On croit rêver !
— Partez pas dans les superlatifs, ou alors parlez en italien. La situation particulière nous oblige à employer un langage concis…
« Nous avons tout lieu de penser que le cadavre mis en boîte est celui de votre patron !
— Quoi !
— Hélas, oui !… Seulement il n’est pas venu tout seul dans ces boîtes. Or celles-ci ont été fermées à la machine. Conclusion : c’est à l’usine que s’est effectuée la mise en bière de Réveillon.
« Ce genre de travail a eu lieu à un moment où l’usine était vide, c’est-à-dire soit dimanche dernier, soit au cours d’une de ces dernières nuits… Et par quelqu’un qui avait les clés de la fabrique.
Ventru, qui était déjà très vert, devient plus vert qu’une prairie au printemps.
— Vous… Vous…, bégaie-t-il.
— Nous quoi ?
— Vous ne me soupçonnez pas, je suppose ?
Là-dessus, avant que j’aie fait une réponse ambiguë à cette question précise, le mec Béru entre en action. V’là un bout de moment que ça le démangeait. Il s’approche de Ventru et lui place une double mandale dans la frime. La tronche du diro valse à droite et à gauche. Comment qu’il reprend des couleurs !
— Je veux qu’on te soupçonne, ordure ! affirme Bérurier avec force. Y a qu’à voir ta tronche de faux sacristain pour piger ! T’as une gueule de lézard… T’es tout vert… T’es…
J’écarte mon guerrier d’un revers.
— Du calme, Gros ! Jusqu’à preuve du contraire, monsieur est témoin !
— Raconte pas de conneries ! brame le gros Béru, très lancé. Des témoins comme ça, on en guillotine tous les matins entre cinq et six !
L’image à l’emporte-pièce arrache un hurlement au Ventru.
— Non ! Non ! hurle-t-il. Je suis innocent ! Je le jure ! Jamais je…
Pinaud, qui a aperçu un flacon de prunelle sur une desserte, se verse un petit verre qu’il déguste avec des mines de vieille chatte ayant la pelade.
— Monsieur Ventru, fais-je, chiquant à l’âme tendre, on ne va pas se laisser emporter par nos élans du cœur, les uns et les autres, car ça ferait du vilain. Vous avez intérêt à nous dire gentiment tout ce que vous savez, même si c’est très grave. Vous ne devez pas ignorer que pour la loi, la façon dont on cherche à se débarrasser d’un cadavre, aussi horrible soit-elle, n’est pas une circonstance aggravante. Laissez-moi arranger votre cas et vous vous en tirerez le mieux du monde !
Je m’arrête avant de lui promettre un séjour à la villa Médicis et une croisière aux îles Hawaï, entraîné par mon lyrisme.
Ventru joint ses deux mains. Son crâne en forme de suppositoire d’occasion brille de plus en plus. Des gouttes de sueur coulent dessus. On dirait que son pain de sucre est en train de fondre. Un œuf de Pâques exposé au soleil !
— Monsieur le commissaire, récite-t-il avec ferveur, je jure sur la vie de mon enfant que je suis non seulement innocent du crime monstrueux dont vous m’accusez, mais encore que j’ignore tout, TOUT ! de l’affaire.
— J’y mets une avoinée ? propose le bon Béru, toujours très serviable.
D’un signe, je lui ordonne de se taire.
— C’est bon, fais-je à Ventru, habillez-vous, et prenez vos clés, nous allons à l’usine…
CHAPITRE XIV
En veux-tu, en voilà !
Voilà-t-il pas qu’une pluie fine se met à lancequiner ? Elle est détrempante, la perfide. Mais elle coupe la bise, car elle n’ignore pas que « Petite pluie abat grand vent » (Félicie dixit).
Nous radinons à l’usine au moment précis où le clocher voisin fiente le petit coup rond d’une heure.
Ventru tire les clés de la poche de son imper et, en grelottant, les introduit dans la serrure.
Le lourd portail s’ouvre. Il gémit lugubrement. Sa plainte rouillée déchire le silence dans le sens de la largeur. J’arrête le petit groupe et désigne la cahute du gardien.
— Il ne se réveille pas, quand on entre de nuit ? m’enquiers-je.
Ventru hausse les épaules.
— Il est ivre mort à partir de huit heures du soir, fait-il. M. Réveillon le gardait par charité ! Il était déjà là du temps de son père…
Nous gagnons un bâtiment où se fabriquent les conserves de tripes. Le directeur ouvre les portes et nous pénétrons dans un vaste local carrelé de faïence, ressemblant à un laboratoire de boucher et à l’antre d’un bouilleur de cru. En effet, il y a des billots à découper, des hachoirs, une foultitude de couteaux effilés… Et puis des espèces d’autoclaves… Enfin, le matériel de mise en boîte dans une pièce annexe…
Il n’est pas difficile, disposant d’un tel matériel, de découper un cadavre et de le mettre en boîtes… L’opération a eu lieu de nuit. Le dimanche, en effet, Réveillon n’avait pas encore dû signer son chèque… Et puis, c’eût été dangereux d’amener un mort en plein jour, car le gardien n’est chlass que le soir.
Je montre l’autoclave.
— L’assassin n’aurait pas pu brûler le corps ? fais-je à Ventru.
— Mais non, voyons, murmure-t-il. À cause de l’odeur…
Il est pantelant. Il regarde ce labo avec effroi en évoquant ce qui s’y est passé.
— Très juste…
Je montre des bacs sanglants…
— Et là-dedans ?
— Non. Nous avons un contrôle très sévère des déchets à cause du coulage. En effet, ces déchets sont achetés par des pisciculteurs. L’an dernier, nous avons surpris un trafic… Certains employés indélicats mettaient des boîtes de conserve dedans pour pouvoir les sortir de l’usine…
— Donc, il n’y avait pas moyen d’agir autrement ?
— Non.
Béru me pousse du coude.
— Et tu doutes de la culpabilité de ce tordu ! Tu vois donc pas qu’il en connaît un sacré bout sur la question ?
— Mais c’est mon métier ! proteste l’autre.
Je suis un peu déçu… Pour trouver des traces du crime ici, faudra que les champions de l’Identité se lèvent de bonne heure. Les locaux sont lavés à grande eau tous les jours, et les ustensiles frottés à la peau de chanoine, comme dans toutes bonnes maisons où on paie réglo l’impôt cellulaire et les allocutions familiales (comme dit Bérurier).
— À part vous, qui avait les clés de l’usine ?
— M. Réveillon !
Parbleu ! Lathuil s’est fait ouvrir l’usine. Il a buté Réveillon ici et a eu l’idée de faire disparaître le corps de cette façon, sans bavure. Pas de cadavre, pas de meurtre prouvé ! Il pouvait se goinfrer avec les millions de sa victime en toute quiétude !
Mais qu’il ne se fasse pas d’illusions, le chéri… Maintenant, je l’aurai coûte que coûte… D’ici quelques heures, y aura du suif dans la volière. Tous les condés de France se mettront sur ses traces et quand on l’aura piqué, il nous racontera sa petite vie de pharmago-dépeceur.
— C’est bon, soupiré-je. Ventru, nous allons calter. Mais faudra vous tenir à la disposition de la justice jusqu’à nouvel ordre. Évitez de partir en vacances, ça irait mal, compris ?
— Oh ! soyez sans crainte, balbutie l’autre truffe. Je ne demande qu’une chose, monsieur le commissaire : que vous découvriez la vérité au plus vite afin de me laver de cet effroyable soupçon qui…
Je le laisse se vider tranquillement…
— On va finir la nuit à l’hôtel avant de rentrer à Paname, dis-je.
Pinaud et Bérurier sont foncièrement pour. Ils rêvent d’un bon lit douillet, les pauvres amours. Avouez, bande de décoiffés du cerveau, qu’ils l’ont vachement mérité, non ?