— On signale une dépression avec éclaircie en provenance des côtes atlantiques. La température est sans changement par rapport à hier, et la météo laisse prévoir du brouillard entre Levallois et La Garenne-Colombes pour ce soir…
Il hausse les épaules.
— Qu’est-ce tu prends ?
— Rien, pas même le temps de vous expliquer ce qui se passe. Suivez-moi !
— Encore ! bougonne Pinaud.
Et il a cette phrase effrayante, définitive…
— Vivement qu’on meure, pour pouvoir se poser.
— Ne le fatiguez pas trop ! recommande l’infirmière. Il est encore si faible !
— Soyez sans inquiétude…
Suivi de mes troupes d’élite, je pénètre dans la chambre où repose ce pauvre Réveillon.
Il a repris un tantinet couleur humaine. Il ouvre un lampion, me reconnaît et ses lèvres remuent pour un faible « bonjour ». Je m’approche du lit et je fais signe à Bérurier, que j’ai affranchi. Le Gros s’annonce, chope un bord du matelas et le fait basculer ainsi que son contenu. Voilà mon Réveillon réveillé. Il est affalé au milieu de la pièce et se débat dans ses draps.
Béru le cramponne par le collet et le met debout d’une main. De sa pogne valide il lui assaisonne une jolie série de mornifles hors collection. L’autre gémit. Il a les yeux aveuglés de larmes, le nez barbouillé de sang.
— Lâche-le ! dis-je au Gros.
Il flanque Réveillon sur le sommier.
— Espèce d’ordure, dis-je au fabricant de conserves, te voilà cuit, maintenant…
Il bafouille :
— C’est une indignité ! Je proteste !
— Il proteste, fais-je à Béru.
— Bon, tranche celui-ci.
Mon gros bibendum retrousse ses manches et dépêche une torgnole style gothique à Réveillon.
— V’là pour ton coup de perlimpin sur le cigare ! annonce le roi régnant du passage à tabac.
Il en remet une fortissimo.
— Et voilà pour mon vieux copain Pinaud, ici présent…
Réveillon étouffe.
— Tu vas te mettre à table, salope ? demande Béru en lui brandissant sa monstrueuse dextre sous le nez.
Mais l’autre hésite encore.
Moi, je lui porte le coup de grâce.
— Place-lui en une dernière pour Lathuil qui n’est pas content du tout d’avoir été mis en conserve.
Réveillon émet un léger râle. Pas à cause de l’ultime beigne, mais parce que ma phrase lui fait comprendre qu’il est perdu.
— À nous deux, fais-je en prenant place à ses côtés sur le sommier.
Mes compères s’asseyent sur les chaises.
— Réveillon, je vais vous résumer la situation. Il vous suffira de rectifier mes erreurs… Si j’en commets.
« En 1952, vous avez empoisonné votre première femme…
— Non !
— Si ! Inutile de nier… Vous l’avez empoisonnée avec un toxique qui vous a été remis par Lathuil, préparateur à la pharmacie Chot-Depysse à Passy. Je subodore que vous aviez déjà connu ce garçon auparavant. Il a tapé dans l’armoire à poisons de son patron et on a renvoyé un grouillot à sa place… Ça, c’est le coup classique. Vous vous êtes donc rendu veuf grâce à ce produit dont j’ai déjà oublié le nom et qui offre l’avantage incontestable d’opérer sans symptômes.
« Quelques années ont passé. Vous vous êtes remarié avec une merveilleuse créature. Et vous auriez été à peu près heureux si ce salaud de Lathuil ne s’était mis à vous faire chanter, Lathuil, ç’a été la tuile !
Rire prolongé de Béru dans l’auditoire.
— Je suppose que le petit pharmacien vous menaçait de dévoiler le poteau rose. Vous avez eu les chocottes et vous avez casqué. « Cinq cents sacs par mois… Vous retiriez l’argent vous-même pour le lui remettre, mais sur votre chéquier vous indiquiez « au porteur ». Grave erreur !
« Comprenant que vous ne vous débarrasseriez pas aisément de Lathuil, vous avez résolu de le tuer. Et c’est alors que vous avez échafaudé un plan magnifique… Le faire disparaître sans laisser de trace : en le mettant en conserve ! Il ne vous restait plus qu’à aller larguer les débris au large…
« Vous l’avez alléché en lui proposant une transaction. Vous avez convenu de discuter la question dans sa maison du Touquet où vous lui avez sans doute dit que vous alliez…
« Une fois là-bas, vous l’avez tué d’une façon ou d’une autre, à vous de nous l’apprendre…
Comme il ne moufte pas, j’enchaîne :
— À votre aise, le juge d’instruction aura le temps de vous interviewer.
Et je poursuis.
— Vous vouliez faire croire que vous étiez victime d’un kidnapping. Il fallait accréditer votre disparition, alors vous avez attendu plusieurs jours pour laisser pousser votre barbe. Vous n’avez presque pas pris de nourriture pour être vraiment amaigri lorsqu’on vous retrouverait !
« Au bout de quelques jours, un flic est venu explorer les environs : celui-ci !
Je désigne la Gonfle.
— Vous l’avez suivi au bord de la mer et l’avez estourbi par surprise…
« Ensuite vous êtes allé mettre votre Lathuil en conserve… Manque de bol, comme vous vous apprêtiez à faire disparaître ces restes sous empaquetage, un second poulet (je désigne l’homme aux moustaches de rat sale) est arrivé. Vous étiez cuit ! Non. Les lunettes de Lathuil, votre nouvelle barbe ! Et votre aspect se trouvait radicalement modifié… Vous avez eu alors une excellente idée : faire croire que vous étiez Lathuil et qu’effectivement Réveillon avait eu affaire à vous. C’était préparer l’avenir. Vous avez assommé l’inspecteur principal Pinaud avec ce sens de la matraque qui vous caractérise…
« Ensuite, vous êtes allé à Paris, par le train, pour toucher le fameux chèque, grâce aux papiers de Lathuil.
« Vous étiez sensiblement du même âge, de la même taille. Aussi maigres l’un que l’autre. La barbe et les bésicles faisaient le reste… Et puis, que risquiez-vous ? Après tout, c’était votre compte… Vous vous seriez toujours débrouillé avec la direction de la banque.
— Tu parles d’un fortiche ! approuve Pinaud. J’ai jamais vu un Machiavel de cette envergure.
— Un quoi ? demande Béru…
— Ta gueule ! lui intimé-je.
Je me retourne vers Réveillon. Son regard fiévreux a des lueurs sanglantes. M’est avis, très sincèrement, que cet individu est un peu dingue sur les bords. Je vous parie une livre de figues contre un bol d’air qu’il sera reconnu irresponsable par les barbus de l’institut.
Je continue.
— On vous a payé. Vous êtes revenu à la villa (sans vous rendre compte que nous y étions passés). Vous avez rasé votre barbe et êtes allé balancer les boîtes de conserve à la mer. Seulement, si vous les aviez comptées initialement, vous vous seriez aperçu qu’il en manquait trois !
« Vous vous êtes ligoté tant bien que mal dans un blockhaus éloigné de celui où vous aviez planqué mes copains. Et vous avez attendu… Exact ?
Il ne répond rien.
— Qui ne dit rien consent ! fais-je, plagiant bassement ma chère Félicie. Vous avez eu trop d’imagination, mon brave homme. Mais une chose vous a perdu. Une chose que j’ai remarquée illico ce matin en entrant ici.
Une ombre de curiosité passe dans son regard.
— Vous aviez bien la maigreur du type ligoté depuis plusieurs jours dans un endroit désert… Seulement vous étiez rasé de frais ! Votre connerie, mon vieux, ç’a été de raser cette barbe que vous aviez intentionnellement laissé pousser. Car si vous aviez été réellement la victime que vous espériez paraître, vous auriez dû l’avoir !
Un mot retentit. Créé par Cambronne dans une plaine de Belgique. C’est Bérurier qui le pousse.