Il rigole encore un coup et répète « ancillaires ».
Je profite de ce qu’il est obligé de reprendre son souffle pour lui donner des instructions laïques et obligatoires.
— Tu vas filer à l’hôtel particulier de Réveillon, à ses bureaux à Paris, à son usine de Montreuil… Bref, retrouve-moi ce tordu en vitesse !
Il soupire.
— T’occupe pas… D’ici demain y aura du neuf. Mais je te parie des prunes qu’il est allé se faire rigoler la zize avec une soubrette. Tous les gars de la haute aiment les bonniches… Le Soir de Paris, ça les excite, probable !
— Où qu’il soit, retrouve-le…
— D’accord…
Il récupère ses targettes qu’il a mises à refroidir sous son bureau, les chausse et les lace en soupirant. Après quoi il jette la boîte vide dans la corbeille à papier.
— C’est gland, murmure-t-il, je devais aller au cinoche en fin d’après-midi avec ma femme et notre ami le coiffeur. Y a un grand film d’amour sur les boulevards… Technicolor, Scope et Branlon Mado dans le rôle principal… Enfin quoi, je vais leur téléphoner qu’ils y aillent seuls.
Il décroche le bignou.
— Fais pas cette bouille, lui dis-je. Vaut mieux être cornard à distance, ça fait plus distingué…
— Qu’est-ce que t’insinues ? bavoche Béru, le tarin frémissant de fureur.
Je lui administre une bourrade.
— Pour certains, lui fais-je, le mariage est une corne d’abondance, mais pour d’autres, c’est une abondance de cornes, chacun son lot, bonhomme !
Je m’éclipse pour ne pas recevoir le poste téléphonique dans la frime.
De retour dans mon bureau, je mets mes pieds sur la table, non sans avoir mis au préalable mes fesses dans mon fauteuil. Je ferme les yeux, et me revoilà parti dans un rêve en plusieurs tableaux, avec scène tournante et changements à vue, rêve dans lequel Mme Réveillon joue un rôle prépondérant.
CHAPITRE II
Bizarre !
Deux jours plus tard, je suis en train d’étudier le comportement d’une mouche en train de mettre des points sur des i et des virgules lorsqu’on m’annonce la visite de Mme Bérurier en chair et en graisse.
C’est la première fois que la digne dame fait une visite aux services et mon étonnement atteint illico un paroxysme vertigineux.
Je me lève pour l’accueillir, et j’ai la stupeur de voir entrer une sorte d’énorme roi mage aux prunelles rougies par les veilles et le chagrin.
La femme Béru porte une robe noire sur laquelle sont brochées des capucines multicolores et des feuilles de philodendron. Cette robe a dû être conçue par une couturière déficiente pendant son transfert à Charenton. C’est pas la ligne trapèze, mais la ligne betterave. En forme de toupie, si vous voyez ce que je veux dire ? Renflée du centre, because la brioche de madame, étranglée du bas, autant que le permettent ses flûtes de pachyderme hydropique.
Derrière, y a un gros nœud style « petites filles modèles ». Un jabot de dentelle blanche sur le devant… Et partout à l’intérieur, le suif rance de la camarade de lit de mon subordonné (et d’un coiffeur d’icelui, ce n’est un secret d’alcôve pour personne).
Elle tient à la main un sac à main dans lequel vous pourriez mettre une table de camping avec le matériel complet. Elle porte un chapeau en forme de taupinière, y a même la taupe qui dresse son naze sur le sommet, entre une branche de cerisier et une poire williams.
Mme Bérurier (née Montprose) est le visage boursouflé de la désolation. D’abord elle ne s’est pas rasée et sa barbe frisée de lieutenant de cavalerie lui becquette les bajoues. Son nez vultueux renifle la fin d’un rhume et le début d’un chagrin.
Elle coltine jusqu’à moi ses deux cents livres, et, théâtralement, s’abat dans un fauteuil, le prenant au dépourvu et lui arrachant un grand cri de détresse.
— Chère amie…, gazouillé-je dans mon style casanoviesque. Que se passe-t-il ?…
Elle sort de son sac mystère un mouchoir qui a dû servir de nappe lors du banquet des anciens combattants de son arrondissement.
— Je suis désespérée, éructe-t-elle avant d’engloutir son mufle dans le mouchoir.
Lorsque sa bouille réapparaît, elle est violacée et il y a des larmes dans la moustache de Mme Bérurier. Inquiété par ce désespoir, je murmure :
— Le Gros est malade ?
— Je ne sais pas, fait-elle. Il a disparu…
Voilà qui me trouble comme un verre de Pernod sous une gouttière.
— Disparu ?
— Oui. Lundi il m’a téléphoné qu’il ne pouvait pas venir au cinéma avec nous (on devait aller avec un de nos amis voir un film de Marlou Brandon) et qu’il rentrerait tard… Y a deux jours de ça et il n’a plus donné signe de vie !
Du coup, j’en ai le périscope qui fait surface.
Je ne sais pas si vous êtes de mon avis, les gars (ça m’étonnerait d’ailleurs, étant donné que votre cervelle ressemble à un pois chiche bouffé par les charançons) mais les événements se précipitent. Où, je n’en sais rien encore, mais ils se précipitent tout de même.
En quarante-huit plombes, voilà deux dames qui viennent me faire part de la disparition de leurs conjoints… C’est un peu beaucoup… Je vais vous faire une confidence : j’avais totalement oublié cette histoire Réveillon et l’enquête officieuse du Gros pour la bonne raison que, pendant ces deux jours, je suis allé à Lyon avec Félicie pour y assister au baptême d’un petit cousin.
La grosse vache me contemple comme quarante siècles de gâtisme, depuis le fin fond de sa graisse pas fraîche.
— Qu’en pensez-vous ? demande-t-elle d’un ton de quasi-veuve…
— Je vais aviser.
— Vous l’avez envoyé en mission ?
— C’est-à-dire… Pas précisément…
Elle tortille son drap de lit et s’en tamponne la tour de contrôle.
— Dites, en supposant qu’il lui soit arrivé quelque chose, j’aurais droit à une indemnité en plus de la pension normale, je suppose ?
Désenchantement, fin de section ! Voilà comment s’écrit la vie, mes potes ! Vous passez trente berges en compagnie d’une morue qui vous encornifle, à lui carmer votre flouze, à lui poser des ventouses lorsqu’elle a son point de côté, et dès qu’elle vous croit canné, elle met ses plus beaux atours pour réclamer une pension. De quoi se les passer au mixer, je vous jure ! Le jour où je me marierai, il fera plus chaud qu’aujourd’hui.
— Madame Bérurier, déclaré-je, il est peu probable qu’il soit arrivé quelque chose à votre conjoint. Le pauvre a déjà eu sa ration de mouscaille !
Et mon regard lui indique clairement ce que j’entends par là.
— Je vais m’occuper de cette soi-disant disparition et je vous tiendrai au courant…
Je me lève pour lui indiquer que l’entretien est terminé. La grosse truie s’évade de son fauteuil après avoir brisé deux barreaux. Elle me tend une main qui assurerait la pitance d’une tribu de cannibales pendant la semaine.