Il y a des plaques de fer peintes en vert-wagon contre la grille. Impossible de voir ce qui se passe en deçà… Je perçois un bruit de pas sur du gravier. Cric-crac, la lourde s’ouvre. J’ai devant moi un larbin fringué en valet de trèfle… Il ne lui manque rien, pas même un début de favoris pour faire grande maison ! Il me toise d’un regard couleur de crème renversée.
— Monsieur ?
— Je voudrais voir Mme Réveillon.
— Monsieur a rendez-vous ?
— Non, mais…
— Madame est à table, monsieur.
Ce type-là m’est aussi sympathique qu’une épidémie de fièvre bubonique.
Si j’ai toujours eu un certain penchant pour les petites bonnes, par contre je professe depuis ma prime jeunesse un solide mépris pour les valets de chambre. C’est au point que lorsque j’ai un carré de valetons aux cartes, j’ai honte de l’annoncer. Vous voyez bien que c’est physique. Mordez mon raisonnement : c’était pas la peine de s’être tiré la bourre afin d’obtenir l’abolition de l’esclavage pour trouver des espèces de peigne-zizis qui ont une vocation de porte-coton !
— À table ou pas, votre patronne me recevra, mon vieux gilet à grilles !
Il a un haut-le-corps et son regard se coagule comme une solution sanguine.
— Monsieur !
— Vous pouvez même dire « monsieur le commissaire », c’est plus simple !
Là, il se calme, sans pour autant effacer de sa face de rat mélancolique l’air de réprobation qui la convulse.
— Si monsieur le commissaire veut bien me suivre !
Cette invite me fait poirer. Il est rare qu’on demande à un poulet de vous suivre[6].
Je file le train au larbin et, ensemble, nous remontons l’allée semée de graviers roses. Le valeton me fait pénétrer dans un hall qui pourrait servir de salle de conférences à l’ONU. Il est tout en marbre, avec des grilles en fer forgé, des plantes vertes gigantesques parmi lesquels je dénombre : trois caoutchoucs de chez CCC ; un baobab au rhum ; et quatorze palétuviers roses… C’est formide, ça fait sylve, sauvage, descente de l’Amazone en canoë, mais pour mon goût, ça manque un peu de réséda.
J’adresse un sourire complice à l’armure damasquinée qui fait le pied de grue sur un socle de bronze. C’est toujours rigolo, une peau de guerrier. Le gnace qui portait ces fringues devait regretter de ne pas pouvoir se loquer à la Samaritaine ou chez Sigrand. De toute manière, ça s’est terminé pour lui comme ça se termine pour nous : par un chouette lardeuss en planches. Le voilà, le grand trait d’union de tous les temps : l’arbre… Les porteurs d’uniformes, les porteuses de tutus ; ceux qui se couvrent de soie et ceux qui dépouillent les épouvantails pour aller en soirée ; les ceuss qu’ont des queues de morue et les morues qui n’ont que la queue des autres ; tous finissent dans du bois (mesures industrielles). Sur l’air de Mon beau sapin ou de La Voix des chênes ! Avec des poignées en guise de poches…
Le larbinus est allé au rambour, et le voilà qui se ramène, avec l’air d’un pingouin qu’a perdu sa pingouine.
— Si monsieur veut se donner la peine !
Et comment que je me donne la peine ! Je ne suis pas fâché de revenir aux sources… Le gros principe, la routine… Quand on commence une enquête, toujours reprendre les choses en leur début… C’est de chez lui que M. Réveillon s’est taillé un matin. C’est chez lui que mes vaillants mousquetaires Bérurier et Pinaud sont venus sonner avant de se transformer en minute de silence.
Je gagne la salle à manger après avoir gravi une volée de marches (de très loin préférable à une volée de bois vert).
Elle est là.
Sa vue me fait chaud au grand zygomatique et à la glande thyroïde. Comme elle est mignonne, cette petite dame, dans sa petite robe très simple de chez Dior… Elle est assise à une grande table de marbre et de verre. Cela me remue… C’est beau et insolite comme un film de Cocteau. Elle a un couvert à grand spectacle devant elle. Plus de dix-huit pièces à manœuvrer… Pour bouffer chez ces gens-là, faut suivre des cours du soir, je vous le dis. Et potasser le guide des bonnes manières avec planches en couleurs !
Elle me sourit et me tend une main languissante.
Je parcours au pas de charge les trois kilomètres qui me séparent de cette main et je pose mes lèvres sur la peau veloutée qu’on me propose. Elle les met dans un écrin, ses pinces, Mâme Réveillon, c’est pas possible autrement… Ou alors, elle se les lave avec Monsavon au lait.
— Quelle joie de vous voir enfin, soupire-t-elle. Vous savez que je meurs d’inquiétude…
Je louche sur la table. Dans un plat d’argent, j’identifie une cuisse de faisan sur un lit de canapés au foie gras.
Elle a une façon de mourir d’inquiétude qui ravirait Lucullus !
— Je m’excuse de troubler votre repas, commencé-je, très Régence.
Elle fait un petit geste désenchanté qui lui va admirablement.
— Si vous croyez que j’ai faim… Au fait, avez-vous déjeuné ?
— Heu… non !
— Alors vous allez me tenir compagnie et nous bavarderons.
La voilà qui met le pied sur un renflement du tapis. Le larbin s’annonce.
— Un couvert, Achille !
Il s’incline…
Je ne devrais pas accepter, mais je vous fais discrètement observer, bande de gardes champêtres, que je suis ici toujours à titre officieux. Jusqu’à preuve du contraire, Mme Réveillon a demandé l’aide du valeureux commissaire San-Antonio, non le concours de la police. Distinguo !
Nous faisons une charmante dînette, face à face, les yeux dans les yeux en pensant à Rasurel, le slip qui fait parler le rez-de-chaussée !
— Du nouveau ? me demande-t-elle.
— Oui, fais-je…
Elle arrête sa fourchette équipée d’un morcif de faisan à trois centimètres de sa bouche.
— Dites vite !
— Les deux limiers que j’avais mis sur l’affaire ont disparu aussi !
— Vous voulez dire ces messieurs qui sont venus ici à deux jours d’intervalle ?
— Oui. Et j’aimerais savoir quel a été leur comportement. Vous comprenez, il est nécessaire que je suive le même chemin qu’eux afin que je détermine l’endroit où le courant ne passe plus dans le fil conducteur.
— Mais c’est insensé ! dit-elle… Des policiers qui disparaissent.
— Ça me trouble beaucoup également, croyez-le. Donc ils vous ont rendu visite… Et ensuite, comment se sont-ils comportés ?
Elle réfléchit.
— Ils m’ont posé des questions sur les habitudes de Noël. Ils ont noté l’adresse de l’usine et celle du bureau parisien… Puis ils ont fait le tour du propriétaire et interrogé les domestiques… Ensuite ils sont partis…
— Les deux ont procédé de même ?
— Absolument !
Évidemment. C’est la bonne routine flicarde.
— Combien avez-vous de domestiques ?
— Trois : un valet de chambre-maître d’hôtel, une femme de chambre et une cuisinière…
— Il y a longtemps qu’ils sont à votre service ?
— La cuisinière, depuis douze ans ! Elle était là avant moi ! Les deux autres (qui sont mariés), depuis trois ans environ…
— Rien à signaler de leur côté ?
— Oh ! rien… Ils font leur service correctement, nous sommes satisfaits d’eux.
Elle m’entraîne au salon pour le café. Décidément, je me fais très bien à la vie de château. J’ai des dons.
— Quelle voiture avait votre mari le jour de sa disparition ?
— Une Chevrolet Bel-Air noire. Numéro d’immatriculation 2612 FA 75, vos subordonnés me l’ont déjà demandé.
6