— Deux de vos collègues sont déjà venus…
— Ah bon ! fais-je, intéressé par ce détail.
— Oui. Et chaque fois, tout comme vous, ils ont décliné leur profession à l’entrée…
Voilà où le bât le blesse, comme on dit chez Vitos.
Ce qui le fait tartir, le Montesquieu au vin blanc, c’est que des bignolons défilent dans la boîte aux conserves.
— Je m’excuse, rétorqué-je sèchement, mais nous ne pouvions pourtant pas nous faire passer pour les curés de la paroisse !
Ma voix rogue le décontenance.
— Il n’empêche que ça jette une note trouble sur cet honorable établissement, ajoute-t-il.
Alors là, la « note trouble » me reste sur l’estomac.
— Écoutez-moi, monsieur Montesquieu, ce qui m’intéresse, ce n’est pas la réputation des conserves Réveillon, mais la disparition de Réveillon. Elle commence à devenir inquiétante…
— Vos hommes n’ont rien découvert ?
— Rien, fais-je, m’abstenant de lui apprendre la désintégration en chaîne de mon service… C’est pourquoi quelques renseignements me sont indispensables. Voyons, Réveillon devait venir à son bureau lundi ?
— Naturellement, comme tous les jours.
— Il avait des rendez-vous prévus pour ce jour-là ?
— Bien entendu ! Plusieurs personnes ont défilé ces derniers temps ici… J’ai dû leur dire…
— Je sais.
— J’aimerais consulter son bloc de bureau…
Il hésite. Puis, se décidant, murmure :
— Parfaitement, si vous voulez bien me suivre…
Il me précède jusqu’au burlingue du disparu, lequel burlingue est situé de l’autre côté de la salle principale.
C’est une pièce lumineuse, qui évoque le style de la maison de Passy.
Je m’assieds dans le fauteuil pivotant comme si c’était moi le boss. Montesquieu qui a des lettres, me lance un regard persan[8]. Il n’aime pas beaucoup mes manières désinvoltes.
Ensuite, j’ouvre les deux tiroirs du bureau.
— Monsieur le commissaire ! s’écrie le diro, dont la trogne vire au carmin.
S’il pouvait me bouffer la rate, il m’ouvrirait le bide avec un coupe-papier pour me l’ôter plus vite.
— Cher monsieur ? dis-je, candide comme une violette blanche.
Sa colère tombe aussi vite que le franc français.
— Non, rien…
Je prends mon temps pour inventorier les tiroirs… Outre un classique matériel de bureau, j’y déniche des chéquiers vides, dont les talons sont réunis par un élastique, un carnet d’adresses, et un revolver à crosse de nacre.
Je fais un paquet du tout en utilisant un journal financier comme emballage.
— Vous emportez ceci ? demande Montesquieu.
— Oui.
— Mais, supposez que M. Réveillon revienne ?
— En ce cas, je le lui rendrai… Mais ces petites choses peuvent m’être utiles, vous comprenez ?
— À lui aussi ! glapit Montesquieu.
Je lui montre les talons des chéquiers.
— Ça ?
Puis le carnet d’adresses.
— Ça ?
Et enfin le revolver :
— Ou bien ça ?…
Ce qu’il doit être mauvais, ce Montesquieu-là ; si j’en juge à son attitude avec moi, lui n’a pas l’esprit des lois…
C’est le genre de pète-sec qui refuse des augmentations aux employés mais qui passe la paluche dans l’abat-jour des dactylos en leur dictant des trucs ésotériques sur la fluctuation (nec mergitur) du hareng d’eau douce dans la vie contemporaine.
Lui, depuis qu’il a découvert le mariage de la jolie sardine argentée avec l’huile d’olive, il a des œillères, son univers, il l’enferme dans du fer-blanc.
— Asseyez-vous, invité-je en lui désignant l’un des monumentaux fauteuils faisant face au bureau.
— Trop aimable, rouscaille-t-il.
Il pose néanmoins son dargif et me considère avec l’attention soutenue d’un monsieur qu’on va opérer de la vésicule sans l’endormir.
— Oui ? fait-il, agacé par mon silence.
— Parlez-moi de votre patron, fais-je…
— Que voulez-vous que je vous dise !
— Tout !
— C’est beaucoup…
Il hausse les épaules.
— Si je puis dire, car je ne vois pas ce que je pourrais vous apprendre sur M. Réveillon. C’est un homme calme, pondéré, menant une vie rangée…
— Quel âge a-t-il ?
— Il frise la quarantaine.
— Il s’entend bien avec sa femme ?
Son sourire se fait sardonique. Il joue les âmes pures que des questions mesquines mettent à l’épreuve.
— Ce sont là, monsieur le commissaire, des questions d’ordre privé, qui…
— En général, ce sont les questions d’ordre privé qui m’intéressent, monsieur Fénelon !
— Montesquieu, objecte-t-il.
— Je ne vous chicanerai pas sur ce point. Alors ?
Il pige qu’avec le gars San-Antonio, l’homme qui pulvérise le mystère, porte le valseur des dames à l’incandescence et déchire un jeu de cartes, il n’aura pas le dernier mot, pas même l’avant-dernier !
— Je suppose que le ménage Réveillon s’entendait fort bien.
— Pourquoi cet imparfait, monsieur Buffon ? Rien ne nous indique que Réveillon soit mort !
Il avale sa salive avec difficulté, épouvanté par ma remarque.
— Mais certainement, c’est un lapsus…
— Ils sont mariés depuis longtemps ?
— Deux ou trois ans, je ne sais au juste. C’est sa seconde femme. La première est morte voici cinq ans.
— Pas d’enfant ?
— Non.
— Comment vont les affaires ? Elles sont prospères ?
— Très ! Notre chiffre a doublé en quatre ans !
— Donc, il est anormal de penser à un suicide ?
— Ce serait de la folie ! M. Réveillon est un homme très équilibré.
— Autre question très indiscrète, monsieur Bernardin de Saint-Pierre : votre patron avait-il une maîtresse ?
— Ooooooh ! s’époumone l’autre cloche, scandalisé jusqu’au gros côlon.
Une maîtresse !
Il a encore jamais entendu un mot pareil, M. Montesquieu ! Il l’a lu quelquefois dans le journal, mais d’une prunelle distraite. Il ne savait pas qu’on pouvait le proférer. Il ignorait que ça se prononçait !
J’ai pigé ! Cézigue doit être porte-bannière à la chorale de sa paroisse. Il se farcit les petites filles des Enfants de Marie, entre deux chapelets… Mais ni vu ni connu je t’engrosse ! Sacré Montesquieu, va ! On est farceur dans la sardine sous sarcophage !
— Comment dois-je interpréter votre « Oooooh ! », cher monsieur ?
— C’est impensable ! M. Réveillon est un homme sérieux…
Je décide que ce plancton de bénitier ne peut m’être d’aucune aide pour l’instant, et je calte, lesté de mon butin, en lui décochant un charmant :
— Au revoir, monsieur Voltaire, à bientôt ! qui le rend pâle comme une tête de veau courbouillonnée.
Avant de retourner à Passy, je passe à la maison Viens-Poupoule !
Mes bureaux sont déserts… L’ombre de Béru, l’odeur de Pinaud y rôdent en secret ! Chers deux vieux chnoks ! Pourvu qu’ils ne soient pas clamsés dans l’exercice de leurs fonctions ! Qui donc houspillerais-je désormais s’il en était ainsi ?
Je m’installe à ma table de travail et j’examine ma provende. Je commence par les chéquiers vides. Je comprends très vite qu’ils concernent le compte privé de Réveillon. Je les attaque par ordre d’ancienneté et je me mets à les feuilleter consciencieusement. Il a un très joli train de vie, Réveillon !
Je compulse les talons sans découvrir quoi que ce soit d’anormal.