Je me tais, je croise mes mains sur mon genou et j'attends, bien sagement.
Ma déclaration vient de faire ce qu'en jargon de théâtre on appelle un « bide ». Barnaby continue de téter sa canne de hoquet tandis que sa gerce étale ses brèmes sur un mignon tapis vert. On dirait que le digne couple ne m'a pas entendu.
Un temps assez longuet s'écoule, puis Barnaby cramponne un glass sur une desserte et le plaque on the table avec un bruit sec. Il me sert une rasade conséquente, s'octroie la même vue de dos et lève son verre.
— Santé, fils ! dit-il.
Je bois à mon tour sans le quitter des yeux.
Les cartes glacées de Mme Barnaby font un petit bruit chuchoteur. Elle retourne un roi de carreau débonnaire et lui sourit courtoisement, comme si elle recevait un hôte de marque.
— C'est tout ce que tu as à me dire ? demande à brûle-pourpoint le big boss.
J'enregistre le tutoiement. Il me semble que je viens de gravir quelques échelons dans l'estime du boss.
— Non, c'est pas tout, patron.
— Vas-y, je t'écoute.
— Je voudrais pas que vous preniez en mauvaise part ce que je vais vous dire.
— Déballe toujours, on triera.
— Eh bien voilà. Je me suis dit que si vous étiez ennuyé à l'idée de cette perquisition, j'avais trouvé le moyen d'évacuer des trucs compromettants.
— Qu'est-ce que tu racontes ! grommelle Barnaby, vexé.
Un bref instant, je me demande s'il ne va pas me coller sa panoplie de catcheur dans la boîte à dominos. Car enfin, ce que je lui propose là est extrêmement injurieux. Mais non. Il n'est que choqué. Faut dire qu'au cours de sa vie itinérante il en a vu de dures. Dans son job, on ne fréquente pas spécialement les enfants de chœur.
Je me lève pour prendre congé.
— Merci, petit gars, murmure-t-il en m'offrant son battoir à cinq branches.
Je file, Gros-Jean comme derrière. Une mesure pour rien, ça je ne me fais pas d'illusion. Dans notre damné turbin, on en fait des paquets de mesures à l'œil. Il ne faut pleurer ni ses semelles, ni ses peines, ni sa salive. On écarte les humiliations ou bien l'on s'assoit dessus. Brèfle, il faut avoir la main souple et le dos blindé.
La journée s'achève mornement. Je regarde la grue, tout là-haut, qui se découpe sur le ciel fatigué. Je ne puis réprimer un petit frisson en songeant à la locataire de la cabine. Demain matin, quand les ouvriers vont reprendre possession du chantier, ça va faire une drôle de tabagie. Ah ! les journalistes de Turin ont du bol avec des gars comme nous. C'est pas demain qu'ils seront obligés de passer la photo du plus beau bébé piémontais à la Une pour dire de l'illustrer. Je décide de faire une virée grand-ducale en compagnie du Gros. Il mène une vie trop sédentaire, mon Vaillant. il devient l'Ermite de la bouffe, le Trappiste de la piste. Faut le distraire un peu.
Je le trouve vautré dans un fauteuil, une revue hautement éducative entre les mains. L'imprimé a pour titre : « Zigoto ». En bandes dessinées riches en couleur, il narre les aventures d'un petit explorateur de 12 ans perdu dans la forêt équatoriale avec, pour tout matériel, un sifflet et une lime à ongles.
— Tu as du nouveau ? me demande Sa Majesté.
Il est tout joyce et ça fait plaisir à voir.
— Couci-couça. Va te raser, Gros, on va se payer une petite sortie en ville, manière de se changer les idées.
Il a un bon sourire ému, puis il hoche la tête.
— Tu crois que j'ai besoin de me raser ?
— Tu as un piège à macaroni qui t'interdit les entrées sélectes.
— Mais demain, pour faire mon numéro ?
— Tu le feras sans barbouze, ça renforcera ton prestige auprès des dames.
En rechignant il passe dans notre cabinet de toilette. Pendant qu'il s'ablutionne, je change de chemise et de cravate. Dix secondes ne se sont point écoulées que je perçois un remue-ménage infernal dans la salle d'eau. On dirait une bataille navale. Béru pousse des cris d'orfèvre (on dirait même trois orfèvres). Puis la porte s'ouvre et il ressort, furax, en suçant son pouce.
— La came ! grogne-t-il, j'ai bien cru que mon doigt se faisait la valise !
— Qu'est-ce qui se passe ?
Il met son doigt sanglant devant ses lèvres pour me prescrire le silence.
— Viens voir Médor !
Je le suis au cabinet de toilette. Un superbe tigre, le plus mastar de la ménagerie Barnaby, git sur le plancher, les pattes en croix.
— Mais c'est le quinzième pensionnaire ! m'exclamé-je, celui qu'on n'a pas retrouvé.
— Tais-toi, dit Béru. Je l'ai planqué ici pour qu'on ait la paix, justement.
— Comment cela, la paix ?
— Tant qu'on l'aura pas retrouvé y aura pas de représentations, tu piges ? Alors je le planque. Mais quand c'est que je suis z'entré pour me racler la couenne, Monsieur m'a cherché des noix ! J'ai dit : pas de ça, Lisette ! Un bestiau que j'y ai collé à déjeuner un bisteack d'une livre frit avec des échalotes ! Moi j'ai horreur de l'ingratitude…
Il se baisse sur le fauve et le secoue un peu.
— Tu vois, Médor, quand on cherche des patins à Bérurier, ce dont à quoi on se surexpose ? T'as voulu me becqueter la pogne, et conclusion t'as eu droit à une mandale format Villette.
Le tigre ronfle, mais de peur. Dominé par l'autorité et la force de Monsieur Gradouble, il se fait minet.
Le Gros le refoule d'un coup de tatane sous le lavabo.
— Allez, moustachu, planque ta descente de lit, faut que je me fasse beau.
Je quitte ces amis, confondu. Comme disait l'autre (pas celui qui a une montre, son frère) : ce Béru n'a pas fini de nous étonner.
Une ombre se profile derrière la porte vitrée. L'ombre entre sans frapper et cesse d'être une ombre pour se transformer en commissaire Fernaybranca. Il a l'air pas courtois, pas content, pas heureux de vivre. Il mâchouille un morceau de réglisse de bois dont il crachote des brindilles en parlant.
— Alors, collègue ? j'interroge, les nouvelles sont fraîches ?
— J'aimerais savoir ce que le marquis vous a dit ! déclare-t-il en retroussant méchamment son joli nez de flic italien.
— Il ne m'a rien dit !
— Ta ta ta !
— C'est l'expression qui me paraît convenir en effet. Ce noble garçon fait partie du tout pédé.
— Il paraît que les Grado's avaient achevé la soirée chez lui, l'autre nuit ?
— Je l'avais appris également et c'est pourquoi j'ai voulu interroger le marquis. Mais il m'a paru blanc… comme neige !
Fernaybranca ne sourcille pas.
— Vous me cachez des choses, grince-t-il.
Je lui claque le dossard.
— Faites pas cette tronche, ami, nous travaillons pour la même maison après tout. On a du nouveau au sujet du tableau volé ?
Il secoue la tête.
— Ce n'est pas moi qui m'occupe de cette histoire et j'ai assez à faire comme ça.
Je médite un instant, puis je cède à une petite sollicitation intérieure.
— Vous voulez un tuyau, Fernay, un beau tuyau ?
— Pourquoi pas ?
— Fouillez le cirque de fond en comble.
Il m'enveloppe chaudement d'un regard tellement intense que je dois me mettre à bronzer.
— Qu'est-ce que vous racontez !
— Passez tout au peigne fin : les roulottes, les ménageries, les cages, les bottes de foin, peut-être aurez-vous de bonnes surprises.
— Mais il me faut un mandat de perquisition ! C'est dimanche et le juge d'instruction…
— Je suis certain que si vous allez demander la permission à Barnaby en lui expliquant qu'il évitera des complications en acceptant, il vous laissera opérer.
Fernaybranca me considère encore. Son regard s'humanise. Il finit par renifler un petit coup et il murmure :