Je marque un temps d'arrêt pour voir si vous me filez bien le train. J'en vois qui roulent des coquards gros comme des courges. Vous affolez pas, mes petits constipés-de-la-coiffe, si vous ne pigez pas je recommencerai la démonstration. Je le sais bien qu'avec votre cervelle de fourmi vous ne pouvez pas faire des miracles ! Je comprends la vie. C'est pas parce que vos cellules grises sont au vestiaire que je me désintéresse de votre cas, ne croyez pas. Vous savez ce qu'a dit le poète ? Les cas désespérés sont les cas les plus beaux. Evidemment, faut essayer d'y mettre du vôtre. Relaxe, les gars. Oubliez pour un instant : vos échéances, vos adultères, vos maladies, vos ennuis mécaniques, vos humiliations, vos ambitions et le pénible spectacle qui vous saute aux yeux chaque fois que vous vous approchez d'un miroir ! Laissez-vous aller. Parés ?
O.K., je précise. Mme Québellaburna se farcissait son chauffeur. C'était son droit puisqu'il était à son service précisément. Elle lui donnait des gages d'affection en même temps que ses gages tout court, c'est tout a son honneur si ce n'était pas à celui de Québellaburna. Comme elle était névrosée et se bourrait les fosses nasales à la coco, le gars Giuseppe lui trouvait de la neige. En Italie c'est une denrée plutôt rare. Ses démarches attirèrent l'attention du marquis et de son acolyte policier (entre parenthèses, je comprends pourquoi ma visite de la veille n'a pas ému Tcharpinni outre mesure : il se sentait couvert). Ces derniers entrèrent en contact avec le cupide larbin qui les brancha sur les Grado's. Est-ce que vous suivez toujours, tas d’endoffés ? Non : j'en vois qui regardent ailleurs pendant que je cause ! Ceux-là me copieront cent vingt mille fois le verbe : « Ne pas suivre les explications détaillées de San-Antonio quand il veut bien condescendre à vous en donner », vu ? Et que ça soit lisible, mes frères, sinon je vous fais recommencer.
Brèfle, je poursuis.
Ayant alerté l'aimable duo (s'ils avaient été un de plus ils auraient constitué un trio) le chauffeur a voulu se goinfrer. C'est dans la nature des choses, comme disait le général Paille-de-fer. Il s'est rancardé sur Frantz Tiffosi, a appris qu'il était de la poule, l'a menacé de le balancer, l'a fait chanter, a espéré lui soutirer beaucoup de pognozi (signifie pognon en argot italien), lui a fixé rancard près du cirque, est venu à ce rancard, n'en est pas reparti biscote Frantz qui était radical (sinon, socialiste) dans ses principes, l'a déguisé en mort au moment du conciliabule. Ça suit, les aminches ? Votre parachute s'ouvre bien ? O.K., on continue à l'allure de Croisière normale ; que les plus toquards se mettent aux tables de devant. Pas de bousculade ! Vous y êtes ? Merci !
— Dis-moi, radieuse émanation des voluptés terrestres, fais-je à la gosse avec beaucoup de simplicité, pourquoi ce rendez-vous avait-il été fixé près du cirque ?
Elle l'ignore, mais moi, San-Antonio, l'homme qui remplace the butter, j'ai ma petite idée là-dessus. Vous la voulez tout de suite ou bien je vous la réserve pour la bonne bouche ? Oh ! et puis vous avez raison : il vaut mieux tenir que courir… Eh bien ! je suis à peu près certain que le père Barnaby a fricoté dans ce bigntz. Qui sait qu'il n'était pas en cheville avec Frantz Tiffosi ?
— Bon, continué-je, ton camarade a buté le chauffeur pour avoir la paix, after ?
— Le maître d'hôtel de la signora Québellaburna avait partie liée avec le chauffeur. Le lendemain de l'assassinat de ce dernier, la signora a reçu la visite d'un homme étrange, qui avait une barbe et des lunettes…
L'homme étrange toussote pour masquer sa gêne. J'ai un petit frisson dans la moelle épinière ; ce frisson gagne le gros côlon, traverse le pancréas, dit bonjour à la rate, remonte dans la trachée-artère et s'entortille autour de mes soufflets. Je frémis car je subodore la suite. La gosse continue d'une voix monocorde :
— Cet homme a dit à la signora que les Grado's savaient des choses à propos du meurtre et qu'ils lui donnaient rendez-vous le soir même près du cirque !
— Et alors ? croassé-je.
— Alors le maître d'hôtel a prévenu Frantz.
C'est tout. J'ai pigé. Frantz, croyant sa sécurité compromise (les Québellaburna sont des gens puissants) a mis le paquet en bousillant tout le monde. Je me sens anéanti. Mon intervention a causé la mort de trois personnes. Comme c'est moche ! Comme c'est stupide ! Comme c'est affreux…
Je promène sur mon visage couvert de sueur une main tremblante.
Dans notre job il faut toujours qu'il y ait de la casse. J'ai déchainé ce tueur avec ma ruse à la Arsène Lupin ! Il s'est scrafé les Grado's d'abord, puis ensuite la pauvre chère Madame !
De quoi s'acheter trente douzaines de mouchoirs, y faire broder ses initiales en noir et les mouiller de ses larmes les plus salées !
— Parle-moi maintenant de Barnaby, soupiré-je.
— De qui ? s'étonne-t-elle.
— Barnaby, le patron of the cirque ?
— Connais pas, jamais entendu causer de lui !
Elle parait sincère et je n'insiste pas.
— Tu sais des trucs à propos du vol au musée ?
Re-étonnement de la mousmé.
— Pourquoi je saurais quelque chose ?
Bon, me voici à nouveau au seuil de la fabrique de points d'interrogation. Y a pas moyen d'avancer très loin. On bute dans un mystère, faut lever les flûtes pour ne pas mettre le pied dedans !
— C'est Tiffosi qui a fait voler l'auto de la dame ?
— Oui. Ses collègues de la criminelle n'avaient pas entendu parler du cadavre de Mme Québellaburna. Frantz se demandait ce que ça signifiait. Alors il a eu l'idée de téléphoner à un voleur de voitures professionnel qu'il connaissait et dont il connaissait le quartier général.
Je soupire profondément en songeant au cadavre de la jeune femme perchée dans la cabine de la grue. Plus que quelques plombes et on le découvrira. Si la vérité est connue et mon rôle précisé, je vais passer pour un beau lavedu. C'est pas Hercule Poirot, mais Hercule Navet qu'on va me surnommer.
Je considère les deux cadavres qui jonchent le sol.
— Chez qui sommes-nous, ici, ma bellissima ?
— Cette maison appartient au marquis.
Un drôle de pistolet, décoincé ! Il m'a bien eu avec ses petites manières de pédale. Je le prenais pour un petit vicelard désœuvré, en fait c'était surtout un dangereux chef de bande. Comme quoi la noblesse n'est plus ce qu'elle était. Les blason à écaillent, les gars. Faudrait les repasser à la dorure ! si Godefroy de Bouillon revenait, il sauterait par la croisée ! et le Grand frisé idem, et toute la noble compagnie de l'histoire. les Duguesclin, les Charles Quint et consort…
Je sursaute soudain.
— Qui était la môme qui l'accompagnait au Torticoli, tout à l'heure ?
— Connais pas, assure la sœur.
Je bondis. Maintenant je comprends pourquoi le Gros avait tant de succès auprès d'elle. Elle a voulu lui tendre un piège comme le marquis m'en a tendu un. Ils nous ont séparés pour mieux s'assurer de nos personnes. Diviser pour régner. Je connais !
— Arrive, fais-je, on se barre.
— Qu'allez-vous faire de moi ?
— T'occupe pas, je vais te dénicher une gentille pension avec vue sur la mer. Je te promets pas qu'il y aura un tennis et une piscine, mais tu seras nourrie.
Elle renifle misérablement.
Mais je suis comme les steaks des cantines populaires je ne me laisse pas attendrir facilement. En tôle, elle aura tout le temps de chialer, cette pétasse.