— Eh ! La Gonfle, dis-je, faudrait modérer un peu tes élans…
On tambourine à notre lourde.
Je vais ouvrir tandis que Bérurier, avec une présence d'esprit remarquable, jette le couvre-lit sur son gros minou.
M. Nivunikônu se tient dans l'encadrement de la porte, toujours digne, toujours comme il faut ; l'air d'un ambassadeur en retraite.
— Pardonnez-moi de solliciter votre concours à une heure aussi tardive, déclame le mage, mais je crois qu’une personne a besoin d'assistance à l'extérieur.
Le Gravos et moi chiquons aux gars surpris.
— Il a dû glisser sur une épluchure de banane, dit mon vaillant compagnon.
— Va téléphoner à l'hôpital, fais-je.
Troisième service ! C'est fou le nombre de gens qu'on expédie soit à la morgue soit à l'hosto dans cette affaire. Gaffez-vous de ne pas y aller aussi. Votre soupière pourrait bien faire explosion à force de me lire. L'aspirine, ne vous suffira pas toujours, les gars. L'organisme s'accoutume. Le jour viendra où vous tomberez en syncope après le mot fin d'un San-Antonio. Notez que ça me fera de la publicité mais comme je suis bonne âme, je verserai une larme, surtout si je m'assure la collaboration d'un oignon. Bref, Béru part dans la nuit froide de l'oubli. Nivunikônu me dit qu'il va chercher des médicaments dans son manoir sur pneus.
J'en profite pour interviewer la jeune fille tuméfiée qui gît à mes chausses :
— Dites donc, gamine, fais-je. Il y a longtemps que vous fréquentez le marquis di Tcharpinni ?
Elle glougloute entre les deux dernières perles qui lui restent.
— Depuis hier.
— Où l'as-tu connu ?
— Au Torticoli. Je suis une nouvelle, je viens d'arriver de Sodhome où je travaillais comme entraîneuse au Yellow Ground. Mais je ne le connais pas outre mesure…
C'est tout ce que je voulais savoir. Nivunikônu revient chargé de mes dix caments. Il passe du glotmuche de barbouzi sur les plaies du malheureux, après les avoir désinfectées au prognathe fissuré ; ensuite de quoi il y colle dessus des bandes de Troufignard entoilé. Bref, lorsque les ambulanciers arrivent, ils n'ont plus qu'à enlever la jeune femme. Béru est maussade. Sa soirée ratée lui pèse sur l'estomac.
— Voudriez-vous me faire le plaisir de prendre un petit punch créole ? propose obligeamment Nivunikônu.
Je vais pour refuser car je commence à avoir un gras sommeil dans mes yeux pétillants d'intelligence, mais Béru a déjà, répondu : « Tout ce qu'il y a de volontiers », si bien que nous nous retrouvons chez le magicien avant d'avoir eu le temps de lire les œuvres complètes de M. Jules Romains.
C'est baroque chez Nivunikônu. Miss Lola, sa partenaire, la demoiselle qui disparaît de la malle (au fond c'est — sûrement de là que vient l'expression « se faire la malle ») nous reçoit gentiment malgré l'heure si tardive qu'elle en devient matinale.
Nivunikônu prépare son punch comme un alchimiste fait fondre du plomb en guettant la problématique transfigurative. Il a l’œil crochu, le regard fixe et fiévreux, les mâchoires aussi saillantes qu'une faute d'orthographe dans l'enseigne d'un imprimeur.
Un drôle de gars !
— C'est un circus où qui se passe des choses, hein ? fait Béru à miss Lola.
Lola, c'est pas exactement la pin-up que se disputerait Hollywood à coups de dollars. Elle est un peu palote, un peu mièvre et résignée. A force de vivre dans une malle et de s'évaporer, elle finit par ressembler à de la fumée. Immédiatement il l'éteint, le magicien. Lui, il se prend pour le Napoléon de l'illusion. The first illusionniste in the world, qu'il prétend sur ses affiches. Des affiches qu'il exécute soi-même, je crois vous l'avoir dit. En ce moment, il en a une nouvelle en chantier. Il se représente à cheval sur un nuage rose, sa main tendue balançant des éclairs à tout va sur la planète Terre terrifiée. Sa bouille découpée dans une photo a quelque chose d'anachronique au mitan de ce barbouillis.
— Joli travail, flatté-je, vous avez des dons.
Il a un petit tic antique : il retrousse un coin de sa bouche, démasquant ainsi deux jolies dents en or d'une valeur commerciale d'environ 100 fr ; outre les deux ratiches en or, il laisse voir un faible sourire fumant d'orgueil. Jamais vu un mec aussi imbu de sa personne. Il doit mettre une glace au plafond pour se regarder dormir. Je l'envie. Ce que ça doit être bon d'être l'univers à soi tout seul ! Il est son temple, son Panthéon, son code civil, sa règle de conduite. Un petit dieu, pas mauvais diable. En plus il a un pouvoir… Un pouvoir que les autres n'ont pas. Il peut vous cravater votre montre-bracelet sans que vous vous en doutiez et la repêcher dans le slip d'une reine ou d'une grande-duchesse. C'est fort, non ?
— Comment se fait-il que vous soyez encore debout à pareille heure, m'étonné-je doucement en soufflant sur mon punch pour le réchauffer.
Il a un ricanement sardonique pareil à l'exclamation d'un corbeau qu'un chasseur daltonien confondrait avec un faisan.
— Demandez à miss Lola.
Miss Lola lui jette un regard extasié.
— Le professeur ne dort jamais, murmure-telle.
— Comment cela jamais ?
— Je fais comme les chevaux, mon cher, explique Nivunikônu, je dors debout, quand il me plait.
— Ça doit être pratique, admet Bérurier. Ça a dû vous rendre de grands services quand vous avez fait votre service militaire et que c'était vot' tour de garde.
Moi, j'ai hâte de me barrer. Je déteste l'atmosphère de cette caravane. Les cinglés, ça me fout le bourdon. Et puis la vue de la pauvre gosse étiolée me navre. Les doigts de pied en bouquet de violettes, elle ignore ça. Des passes magnétiques, c'est bien les seules qu'il puisse lui faire avec sa tronche de condor blasé. Ses amours, à Nivunikônu, ça intéresserait des psychiatres. Il a tout de magique sauf le calbar. Et puis, ce type-là est tellement son genre que les intermédiaires doivent s'abstenir.
Tout ce qu'il lui demande à miss Lola, c'est de crier bravo et de faire la claque. Cette môme, voyez-vous, j'aurais un peu, de temps devant moi, je m'intéresserais à son sort. Oh ! pas que je veuille l'adopter, je suis pas apte. Mais j'aimerais lui faire une passe de ma façon quoi ! Rien dans les mains, rien dans les poches ; tout dans le promenoir à morbachs. Ça y est ! Voilà que je vous ai encore choqués ! Ce que vous pouvez être pudibonds, vous alors ! Si vous continuez à faire vos bouches en distributeurs d'œufs du jour, moi je vous fous un prochain bouquin dans le style Mauriac ; retenez bien ce que je vous dis : c'est pas une menace en l'air !
Parce que, entre nous et la collection de la Pléiade, la différence qu'il y a entre le Damai Rollmops et moi (la beauté mise à part) s'est qu'il sera jamais capable d'écrire un San-Antonio. Et même qu'il en écrirait un, un soir d'ivresse, il pourrait toujours courir pour avoir comme moi l'Imprimatur de : Jean Cocteau, Carmen Tessier, André-Louis Dubois, Roger-Pierre et Jean-Marc Thibault, Roger Nicolas, Francis Lopez, Robert Beauvais, Jean Richard, Pierre Grimblat, Albert Préjean, Marcel Grancher, Nikita Khrouchtchev, John Fitzgerald Kennedy et le Nihil Obstat du père Dupanloup.
Je vide mon glass, en ce qui concerne Béru, cette opération est terminée depuis longtemps. Nous prenons congé de ces messieurs dames.
— Je ne vous souhaite pas bonne nuit, fais-je au mage, puisque vous ne dormez pas, mais bonjour.
Je l'appelle le mage, ça n'est en fait qu'un magicien. C'est-à-dire un faux mage. Et comme il est d'Amsterdam on peut l'appeler sans arrière-pensée le faux mage de Hollande.
Béru baille comme si on lui jouait du Debussy.
— Vivement les toiles, dit-il. Je suis content de retrouver Médor. Il me tient chaud tu peux pas savoir, ça vaut une couvrante en haute laine.