— Tu vas choper une otite, mon pote, fais-je ; rien de plus traître que les trous de serrure. Lorsqu'on fait de l'espionnage en chambre il ne faut pas avoir d'asthme, on t'entend respirer depuis le Vatican.
Il se tire, tout contrit. La signora qui a assisté à la séance esquisse un petit sourire non dénué d'inquiétude.
— Et maintenant, fait-elle, si vous vous expliquiez ?
Je hausse les portemanteaux.
— Vous expliquer quoi, signora ? Je n'ai fait que vous répéter les paroles de mon ami Donato. C'est un homme discret, il ne m'a rien dit de plus.
Elle secoue sa belle chevelure d'or. Cette Ophélie, mes amis, plus je la regarde, plus je me dis que j'aimerais lui consacrer un weekend dans une discrète hostellerie normande. Elle a tout ce qu'il faut pour combattre la monotonie d'un dimanche.
— J'ai bien envie de prévenir la police, fait-elle en me défrimant droit dans les tocards.
— C'est à vous de voir, madame, dis-je sans broncher.
— C'est tout ce que vous avez à me dire ? demande-t-elle.
— De la part de Donato, oui. Mais de la mienne, je pourrais encore ajouter quelques mots si vous me le permettiez.
— Je vous écoute.
— Vous êtes la plus belle femme d'Italie, signora, ajouté-je en regrettant amèrement de m'être esquinté la frime avec cette fichue barbouze et ces lunettes à la noix.
Elle a un petit sursaut indigné. Je me casse en deux pour la courbette grand siècle et je prends la tangente. Le larbin qui fait le 22 au bout du couloir me refile un regard glacé et me raccompagne d'assez loin. Drôle de masure ! La démarche que je viens d'y prendre est parfaitement idiote. Rien ne prouve que Mme Québellaburna ait des accointances avec les Grado's. C'est une simple vue de mon petit esprit surchauffé. Enfin, je me console en songeant que si elle vient au rendez-vous je pourrai toujours écraser le coup grâce à mon éminent collègue le commissaire Fernaybranca. Faut voir.
C'est ce que nous appelons, en langage judiciaire, une affaire à suivre.
A huit plombes tapantes je retrouve Fernaybranca au restaurant. Il est connu et les loufiats s'empressent :
— Alors, franc-tireur ! me lance-t-il avec cet accent inimitable que je renonce d'ailleurs à imiter.
— Alors, Big Chief ?
On se pinte deux Cinzano, facile. Puis il commande des spécialités délicates.
— Où en est votre enquête ? je demande.
— Et la vôtre ?
— La mienne, je vous la narrerai demain matin, car j'attends du nouveau incessamment.
— Selon vous, qui a tué le chauffeur ?
— Si vous voulez ma conviction intime, Antonio, c'est un des garçons d'écurie du cirque. Ce genre de personnel se recrute sans contrôle. Tous les évadés se font embaucher dans des cirques, ça leur permet de passer les frontières sans grand risque. Le chauffeur attendait une petite amie. Le voyant seul dans un coin d'ombre, un de ces voyous a voulu le détrousser et, pour mieux le faire tenir tranquille, il lui aura planté ce couteau dans le dos.
— La victime a été volée ?
— Non, c'est vrai. L'agresseur aura sans doute été dérangé.
M'est avis qu'on ne se casse pas la nénette chez les Transalpins (de gruau).
— Vous avez vérifié les alibis ? je demande, mine de rien.
— Oui. Mais ça n'est pas commode. La plupart des artistes étaient déjà couchés, du moins le prétendent-ils, et n'ont, de ce fait, rien entendu.
— Vous les avez tous contrôlés ?
— Oui, tous.
— Et tous occupaient leurs roulottes ?
— Pas tous : Nivunikônu, le mage, et son médium, sont allés dîner dans une boîte de nuit, j'ai vérifié, c'est exact.
— Et les Grado's ?
— Ils donnaient une représentation privée dans une boite de tantes où ils sont très connus.
Je sursaute.
— Vous avez vérifié aussi ?
— Si, signor commissaire. Pendant le crime, ils refaisaient leur numéro.
Je ne m'attarde pas sur le sujet afin de ne pas mettre la puce à l'oreille de Fernaybranca, mais j'ai un coup de tristesse. Moi, avec ma petite tronche made in France, je me figurait que c'était Donato l'assassin. Et voici qu'il y a gourance. De plus en plus je regrette ma visite chez Québellaburna.
Nous devisons joyeusement de la police et du beau temps, mon confrère et moi. Puis je le largue afin d'aller présenter le fameux Gargantua français, celui qui digère tout, même, les affronts.
Je trouve Béru vautré sur son lit, amorphe ; Il change à vue d'œil, le Gravos. A ce régime, — et quel régime — il ne tiendra pas le coup longtemps.
— T'as l'air tout chose, Biquet ? je remarque.
— C'est à cause de demain…, fait-il.
— Quoi, demain ?
— C'est dimanche.
— Et alors ?
— Alors il y a deux matinées, à ce qu'a annoncé le patron.
— Je comprends tes affres, Gros, et j'y compatis : tu boufferas moins de charognerie à chaque séance pour étaler tes capacités, voilà tout.
— C'est pas ça, soupire-t-il, seulement je vais pas avoir le temps de dîner entre la deuxième matinée et la soirée !
Tandis qu'il passe son costume de scène, je vais draguer du côté de chez les Grado's. Ce gentil ménage a fini son numéro. Donato se talque les triceps tandis que Paul se fait une réussite. Ont-ils découvert mon mot ? Sans doute. S'ils se cament, ils ont dû ouvrir leur tiroir secret. Je note que leurs gestes sont nerveux. Et puis ils ne parlent pas, ce qui est contraire à leurs habitudes.
— Petit espion ! fait une voix.
Je me retourne : c'est Muguet. Toujours sur mes talons, cette péteuse, depuis que je lui ai déballé ma botte (de foin) secrète.
— Vous m'aviez promis de me sortir cet après-midi ! proteste-t-elle.
— Excusez-moi, Doux Cœur, mais ma tatan m'a retenu.
— Pour vous faire pardonner, emmenez-moi souper après la représentation.
Cette requête ne fait pas mes oignons, comme dirait Charpini.
— Ce soir c'est pas possible, dis-je en prenant sans avoir trop à me forcer un air de profond ennui.
— Pourquoi, s'il vous plait ? fait la nana.
Les gerces, c'est toujours comme ça. A partir du moment où vous leur avez joué le grand numéro, elles ont tendance à vous considérer comme leur propriété.
— Je dois préparer mon partenaire pour la représentations de demain, plaidé-je.
— Comment cela, le préparer ?
— Vidange, graissage, lavage d'estomac, flancs blancs, pulvérisation, récité-je à toute vibure. Vous pensez bien qu'un type comme ça nécessite un entretien plus délicat qu'un Boeing ! Il a l'air de becqueter les montagnes, mais c'est grâce à une mise au point minutieuse. Je change son filtre à air toutes les quatre représentations, pour vous donner un exemple. De même je vérifie le gonflage et le parallélisme. Faut pas non plus qu'il y ait de jeu dans les articulations. Et puis il s'encrasse facilement. Si je ne lui ramonais pas chaque soir le tube digestif avec un rince-bouteilles, il ne tiendrait pas dix jours ! Par moments, tenez, j'aimerais mieux me charger de la mise à feu d'une fusée Atlas, ce serait plus simple. Le public est là, bêta, qui applaudit parce que Béru mange un matelas ou un moulin à poivre ; mais il ne se doute pas ~ de la somme d'énergie et de soins que cela a nécessité.
Elle branle le chef, en attendant mieux.
— Je n'aurais pas cru, balbutie-telle. Bon, alors à quand ?
— J'irai vous rejoindre dans votre roulotte, douce enfant, ne fermez pas la grille du parc car j'entrerai sans sonner.