Douglas : Au diable Nelson !
La voix du secrétaire général n’intervint plus, ni celle du docteur Nelson. D’après des rumeurs entendues à l’hôpital, Jill supposa qu’il s’était retiré dans son état second pseudo-cataleptique. Il n’y avait plus que deux fragments de dialogue :
« Inutile de murmurer, il ne peut pas vous entendre. »
Et :
« Enlevez le plateau. Nous le nourrirons quand il en sortira. »
Jill relisait le texte une fois de plus lorsque Ben revint. Il avait de nouvelles feuilles de papier pelure à la main mais ne les lui tendit pas. Par contre, il lui demanda si elle avait faim.
« Je meurs.
— Allons tirer une vache, alors. »
Il resta silencieux dans le premier taxi, qui les mena à la Terrasse Alexandria. Là, ils en changèrent ; Ben choisit une voiture immatriculée à Baltimore. Lorsqu’ils eurent pris de l’altitude, il le programma pour Hagerstown, dans le Maryland. Ensuite seulement, il se détendit. « Voilà, nous pouvons parler.
— Pourquoi tout ce mystère, Ben ?
— Désolé, mon grand chat. Je ne suis pas certain qu’ils surveillent mon appartement – mais ce que je peux leur faire, ils peuvent certainement me le faire. De même, il y a peu de chances pour qu’un taxi que j’appelle soit équipé d’un micro, mais ce n’est pas impossible. Les Services spéciaux ne font pas les choses à moitié. Mais cette voiture-ci…» Il tapota les coussins. « Ils ne peuvent pas trafiquer des milliers de taxis. »
Jill frissonna. « Mais Ben, ils ne vont quand même pas…» Elle ne termina pas sa phrase.
« Vous avez lu mon article. Cela fait neuf heures que je l’ai donné au journal. Vous croyez que l’administration va prendre des coups sans les rendre ?
— Vous avez toujours attaqué l’administration.
— Oui, mais maintenant c’est différent. Je les ai accusés de garder un prisonnier politique au secret. Un gouvernement est un organisme vivant, Jill, et comme tout ce qui vit, son premier instinct est de survivre. Quand on le frappe, il répond. Et cette fois, je les ai réellement frappés. » Il ajouta : « Mais je n’aurais pas dû vous impliquer.
— Depuis que je vous ai rendu ce gadget, je n’ai plus peur.
— On sait que vous me connaissez. Si cela tourne mal, cela pourrait suffire. »
Jill ne dit rien. Il lui était difficile de croire qu’elle pouvait être en danger – elle n’avait jamais rien connu de pire que de rares fessées quand elle était enfant et parfois, devenue adulte, une parole vive. Dans son métier, elle avait vu les conséquences de la brutalité – mais cela ne pouvait pas lui arriver à elle.
Elle ne sortit de son silence boudeur que lorsque le taxi s’apprêta à atterrir. « Ben ? Et si le patient mourait ? Que se passerait-il ?
— Hein ? » Il plissa le front. « C’est une bonne question. S’il n’y en a pas d’autres, vous pouvez vous retirer.
— Allons, soyez sérieux.
— Pour ne pas vous le cacher, j’ai passé des nuits sans dormir pour essayer de répondre à cette question. Voici ce que j’ai trouvé de mieux : si Smith meurt, ses droits sur Mars disparaissent. Sans doute les hommes que le Champion y a laissés tenteront-ils de faire valoir les leurs, mais il est pratiquement certain que l’administration a prévu quelque chose dans ce sens – le Champion est un navire de la Fédération, mais il n’est pas impossible qu’ils aient fait en sorte que tous les pouvoirs reviennent au secrétaire général Douglas. Cela suffirait à le maintenir en fonction pendant de longues années. D’un autre côté, il se pourrait que tout cela ne signifie rien.
— Hein ? Pourquoi ?
— La Décision de Larkin n’est peut-être pas applicable. La Lune était inhabitée, mais Mars l’est – par les Martiens. Ces derniers sont pour le moment légalement inexistants. Mais il se pourrait que la Haute Cour décide que l’occupation humaine est sans signification légale dans une planète habitée par des non-humains. Dans ce cas, tous les droits concernant leur planète devraient être négociés avec les Martiens eux-mêmes.
— Ce sera de toute façon le cas, Ben. Cette notion d’une planète possédée par un seul homme est… incroyable !
— N’utilisez jamais ce mot avec un avocat. Dans les écoles de droit, on leur apprend à tirer les moustiques et à avaler des chameaux. De plus, il y a un précédent. Au XVe siècle, le pape partagea le continent américain entre les Espagnols et les Portugais, sans se préoccuper des Indiens qui occupaient le pays, avec leurs lois, leurs coutumes et leurs droits de propriété. Et ses paroles ne furent pas vaines : consultez une carte, vous verrez.
— Mais oui, Ben, je sais… mais nous ne sommes pas au XVe siècle.
— Les avocats si, Jill. Si la Haute Cour décide que la Décision de Larkin s’applique à Smith, il pourra céder des concessions valant des millions, ou même des milliards. Et s’il cède ses droits à l’administration, c’est Douglas qui disposera du gâteau.
— Mais Ben, pourquoi voudrait-il une telle puissance ?
— Pourquoi la lumière attire-t-elle les papillons ? Par ailleurs, son avoir financier est presque aussi important que sa position nominale de roi-empereur de Mars. La Haute cour réduira peut-être à néant ses droits de squatter, mais je pense que ceux qu’il a sur le propulseur de Lyle et sur la Lunar Enterprises sont absolument inattaquables. Qu’arrivera-t-il s’il meurt ? Des milliers de prétendus cousins sortiront de l’ombre, bien sûr, mais la Science Foundation a l’habitude de se défendre contre cette vermine assoiffée d’argent. Il semble probable que, si Smith meurt sans laisser de testament, sa fortune reviendra à l’État.
— Vous voulez dire la Fédération ou les États-Unis ?
— Encore une question sans réponse. Ses parents sont de deux pays différents, tous deux membres de la Fédération, mais lui est né tout à fait ailleurs… Et pour certaines personnes, il sera très important de savoir qui contrôlera ces actions et ces brevets. Ce ne sera pas Smith en tout cas ; il doit être incapable de faire la différence entre une délégation de pouvoirs et une contravention. Il y a de fortes chances pour que ce soit celui qui arrivera à lui mettre le grappin dessus. Je doute que la Lloyds consente à l’assurer sur la vie ; ce serait un trop gros risque.
— Le pauvre enfant ! Le pauvre, pauvre petit ! »
6
Le restaurant de Hagerstown avait de l’« atmosphère » : tables éparpillées sur une pelouse descendant vers un lac ou disposées sur les branches de trois arbres gigantesques. Jill aurait voulu manger sur un arbre, mais Ben obtint, grâce à un généreux pourboire, qu’on leur mît une table près du lac et qu’on leur amenât une stéréo.
Jill n’était pas contente. « Mais enfin, Ben, à quoi bon payer si cher si nous ne profitons même pas des arbres et s’il faut en plus supporter cette horrible boîte ?
— Patience, mon chou. Les tables dans les arbres ont des microphones, pour faciliter le service. Celle-ci ne doit pas être trafiquée, du moins je l’espère – j’ai vu le garçon la prendre au hasard dans une pile. Quant à la stéréo – d’abord, ce serait antiaméricain de manger sans, et de plus cela brouillera un éventuel micro directionnel – si jamais les inspecteurs de Douglas s’intéressaient à notre conversation…