— Tu es Dieu. Partage l’eau.
— N’aie jamais soif. Ne prends pas garde à ce que dit Duke ; d’après son comportement il a dû être nourri au biberon. » Elle embrassa ledit Duke encore plus longuement que Ben, tandis qu’il caressait ses formes rebondies. Elle était petite, bien en chair, avait le teint très mat et une longue crinière d’un noir bleuté qui lui venait presque à la taille. « Dis, Duke, tu n’as pas vu un numéro du Journal des Dames traîner quelque part ? » Elle lui prit la fourchette des mains et se mit à manger ses œufs brouillés. « Mmm, délicieux. Ce n’est pas toi qui les a faits.
— Non, c’est Ben. Que voudrais-tu que je fasse du Journal des Dames ?
— Ben, casses-en encore une douzaine et je les ferai frire par petites portions. Dommage, il y a un article que j’aurais voulu montrer à Patty.
— Surtout ne t’avise pas de redécorer cette tôle… et ne mange pas tout ! Tu crois que je vais aller au travail le ventre vide ?
— Tut-tut-tut, mon petit Duke. L’eau que l’on divise est de l’eau que l’on multiplie. Mais ne t’inquiète pas, Ben ; à partir du moment où on lui donne des femmes pour deux et à manger pour trois, Duke est parfaitement content de son sort. » Elle mit une fourchettée d’œufs brouillés dans la bouche de Duke. « Tiens, et cesse de faire des grimaces. Je vais te préparer un deuxième petit déjeuner. À moins que tu n’en sois déjà au troisième ?
— C’était le premier, et tu me l’as mangé. Tu sais, Ruth, je racontais juste à Ben comment Sam et toi avez fait le saut périlleux de Troisième en Neuvième. Il a des inquiétudes à propos du Partage de ce soir. »
Elle finit de vider l’assiette de Duke, puis se leva et beurra la poêle. « Tu vas voir, je vais te faire quelque chose de bon. Finis ton café en attendant. Tu sais, Ben, moi aussi j’étais inquiète, mais tu n’as aucune raison de l’être. Mike ne se trompe jamais. Ta place est ici, sans quoi tu ne serais pas là. Tu vas rester ?
— Euh… je ne peux pas. Je te verse les œufs ?
— Oui, tu peux. Mais tu reviendras, et un jour tu ne t’en iras plus. Duke a raison : Sam et moi avons fait un saut périlleux. C’était trop brusque pour une brave ménagère déjà plus très jeune comme moi.
— Plus très jeune ?
— Une des gratifications de la discipline, Ben, est qu’en mettant de l’ordre dans votre esprit, elle en met aussi dans votre corps. En cela, la Christian Science a raison. As-tu vu des médicaments dans les armoires de toilette ?
— Non, je ne crois pas.
— Il n’y en a nulle part ici. Combien de gens t’ont embrassé ?
— Quelques-uns.
— Je suis prêtresse, et j’en embrasse plus que « quelques-uns », et pourtant dans le Nid on ne sait même pas ce que c’est qu’un rhume. J’étais du type de ces femmes pleurnicheuses qui ne vont jamais tout à fait bien, et qui souffrent de « troubles féminins ». Et maintenant… Elle sourit. « Je suis plus féminine que jamais, je pèse dix kilos de moins, j’ai rajeuni de plusieurs années, je n’ai pas le moindre ennui de santé, et j’aime être femelle. Comme Duke m’a si flatteusement décrite, je suis une « putain levantine », mais certainement bien plus souple : j’enseigne dans la position du lotus alors que j’avais du mal à me baisser.
« Tout s’est passé très vite, continua Ruth. Sam est un spécialiste des langues orientales, et au début il venait uniquement pour apprendre le martien ; l’église ne l’intéressait absolument pas. Je l’y accompagnais pour pouvoir le tenir à l’œil, car j’étais jalouse et très possessive.
« Et ainsi, nous arrivâmes ensemble au Troisième Cercle. Sam est très doué, et je me donnais un mal fou pour le suivre, car je ne voulais pas qu’il m’échappe. Et boum ! le miracle arriva. Nous commencions un petit peu à penser en martien… et Mike le sentit. Il nous fit rester un soir après le service… Michaël et Gillian nous offrirent l’eau. Je compris alors que j’étais tout ce que je méprisais chez les autres femmes, et me mis à mépriser mon mari, et à le haïr pour ce qu’il avait fait. Tout cela en anglais, avec les pires passages en hébreu. Je pleurais, gémissais, et faisais tout pour embêter Sam… tellement j’étais impatiente de partager l’eau et de me rapprocher de nouveau…
« Par la suite, les choses devinrent plus faciles, mais pas tellement, bien qu’on nous ait fait passer le plus vite possible de cercle en cercle. Michaël savait que nous avions besoin d’aide et voulait nous faire entrer dans la sécurité du Nid. Lorsque arriva le moment de notre Partage de l’Eau, j’étais toujours incapable de me discipliner sans aide. Je voulais entrer dans le Nid, oui, mais je n’étais pas certaine de pouvoir m’unir à sept autres personnes. J’avais une peur bleue… sur le chemin du Temple, je faillis supplier Sam de rentrer chez nous. »
Elle leva les yeux, calme et pleine de béatitude, ange aux formes pleines tenant une grande cuiller d’une main. « Nous entrâmes dans le Temple Intérieur… un projecteur se dirigea sur moi… nos robes disparurent. Et ils étaient dans la piscine, nous criant en martien de venir partager l’eau de la vie. J’avançai d’un pas incertain, et m’y submergeai. Je n’en suis jamais plus sortie depuis !
« Et je ne le désire pas. Ne t’inquiète pas, Ben, tu apprendras la langue et tu acquerras la discipline ; à chaque pas, nous t’aiderons tous avec amour. Ce soir, tu plongeras dans la piscine, et j’aurai les bras grands ouverts pour t’accueillir. Tiens, passe cette assiette à Duke et dis-lui qu’il était un cochon, mais un cochon adorable. Et voilà pour toi – mais si, tu le mangeras ! – puis embrasse-moi parce que je dois partir. La petite Ruth a du travail. »
Ben donna le baiser, prit les assiettes et transmit le message. Son assiette à la main, il alla dans le living où il eut la surprise de voir Jill endormie sur un divan. Il s’assit face à elle. Elle ressemblait vraiment beaucoup à Aube. Leurs peaux brunies avaient justes le même ton, et dans le sommeil leurs traits se ressemblaient encore davantage.
Il mangea, et en relevant la tête, vit que ses yeux étaient ouverts. Elle lui souriait. « Tu es Dieu, chéri… et ça sent bon.
— Tu es belle. Et je ne voulais pas te réveiller. » Il s’approcha et la fit manger. « C’est ma cuisine, avec l’aide de Ruth.
— C’est très bon. Tu ne m’as pas réveillée. Je paressais simplement. Je n’ai pas dormi de la nuit.
— Pas du tout ?
— Pas une seconde, mais je me sens merveilleusement bien. Et j’ai faim. À bon entendeur, salut ! »
Il continua à la nourrir. Elle le laissait faire, sans bouger.
« Et toi, as-tu dormi ?
— Un peu…
— Et Aube ? A-t-elle pu dormir deux heures ?
— Oh, sûrement davantage.
— Je suis contente. Deux heures valent autant que huit jadis. Je savais que vous alliez passer une nuit délicieuse, mais je craignais qu’elle ne puisse pas se reposer.
— Oui, c’était une nuit délicieuse, admit Ben, mais j’avoue avoir été surpris de la façon dont tu me l’as mise dans les bras.
— Tu veux dire, choqué. Je te connais, tu sais. J’étais bien tentée de passer la nuit avec toi – j’en avais tellement envie ! Mais en arrivant tu étais plein de jalousie. Elle a disparu maintenant ?
— Je pense.
— Tu es Dieu. Moi aussi, j’ai passé une nuit merveilleuse, sans souci parce que je te savais en bonnes mains… en des mains meilleures que les miennes.
— Oh non, Jill !
— Ah ? Je gnoque encore un peu de jalousie, mais nous la ferons disparaître. » Elle s’assit, lui caressa la joue, et lui dit sobrement : « Et avant ce soir, mon chéri. Parce que, plus encore que pour mes autres frères bien-aimés, je ne voudrais pas que ton Partage de l’Eau soit moins que parfait.