— Non. Je ne les emprunte jamais.
— Bon. Normalement, on descend lentement, comme si on s’enfonçait dans de la mélasse. Mais là, je suis tombé, de la hauteur de six étages. Quelque chose me rattrapa au dernier instant. Pas un filet, une sorte de champ de force. En plus de tout le reste, cela m’a flanqué une de ces frousses…
— Ne vous fiez jamais à la mécanique. Personnellement, j’emprunte toujours les escaliers – à la rigueur l’ascenseur lorsque c’est inévitable.
— En tout cas, leur tube ne fonctionne pas à la perfection. Duke est chargé de la sécurité, mais il doit être hypnotisé par Mike, comme tous les autres, et n’écoute que lui. Le jour où il y aura un accident ça sera pire qu’avec les modèles « défectueux » de type classique… Que pouvons-nous faire, Jubal ? Je suis fou d’inquiétude. »
Jubal fit une moue pessimiste et le regarda. « Et… quels aspects vous ont paru inquiétants ?
— Comment ? Mais tout ! Absolument tout !
— Ah ? Vous m’aviez donné l’impression d’avoir trouvé votre séjour agréable, jusqu’au moment où vous avez agi comme un lapin effrayé !
— Oui… c’est cela. Moi aussi, j’étais hypnotisé par Mike. » Caxton secoua la tête comme quelqu’un qui ne comprend pas. « Je serais peut-être resté s’il n’y avait pas eu ce dernier incident. Voyons, Jubal, Mike était assis tout contre moi, un bras passé autour de ma taille… Il n’a absolument pas pu ôter ses vêtements !
Jubal haussa les épaules avec dédain. « Vous étiez bien occupé ; vous n’auriez sans doute pas remarqué un tremblement de terre.
— Ridicule ! Je ne suis pas une écolière qui ferme les yeux en embrassant. Comment a-t-il fait ?
— Je ne vois pas quelle importance cela peut avoir. Ou bien voulez-vous dire que la nudité de Mike vous choquait ?
— Elle me choquait, très certainement.
— Alors que vous étiez vous-même nu comme un ver ? Allons, allons !
— Non, Jubal, non ! Faut-il que je vous fasse un dessin ? Les orgies collectives me soulèvent le cœur. J’ai failli rendre mon petit déjeuner… Mais enfin, Jubal, que diriez-vous si des gens se mettaient à agir comme des singes en cage au milieu de votre salon ?
— Et voilà justement la question, Ben : ce n’était pas mon salon. En pénétrant dans la maison d’un homme, vous acceptez sa façon de vivre. C’est une règle de politesse élémentaire.
— Ce comportement ne vous choque pas ?
— Vous soulevez là un autre problème. Je trouve les scènes de rut public déplaisantes, mais cela ne fait que refléter mon éducation. Une grande partie de l’humanité ne partage pas mes goûts, comme le prouve l’historique de l’orgie. Mais être choqué ? Mon cher ami, je ne suis choqué que par ce qui m’offusque d’un point de vue éthique.
— Vous pensez donc que ce n’est qu’une question de goûts ?
— Rien de plus. Et mon goût n’est pas plus sacré que celui, très différent, de Néron. Moins même : contrairement à moi, Néron était un dieu.
— Que je sois damné !
— Si la damnation est possible. Voyons, Ben, ce n’était pas en public.
— Comment ?
— Vous m’avez dit que ce groupe constituait un mariage collectif – une théogamie de groupe, pour être plus précis. Par conséquent, ce qui s’est passé, ou allait se passer, n’était pas public, mais privé. « Il n’y a que des dieux ici. » Qui aurait pu s’en offusquer ?
— Moi !
— Votre apothéose était incomplète : vous les avez induits en erreur, et incité ce qui allait se passer.
— Moi, Jubal ? Certainement pas.
— Voyons, mon ami ! Il fallait vous en aller dès votre arrivée ; vous voyiez bien que leurs coutumes étaient différentes des vôtres. Mais vous êtes resté, avez profité des faveurs d’une déesse, vous êtes comporté comme un dieu à son égard. Vous saviez de quoi il retournait, et ils savaient que vous le saviez. Leur erreur consiste à avoir pris votre hypocrisie pour argent comptant. Non, Ben. Mike et Jill ont agi avec une parfaite bienséance. Le seul élément offusquant était votre comportement.
— Vous déformez tout, Jubal. Certes, je m’étais trop laissé impliquer, mais lorsque je suis parti, il le fallait ! J’étais sur le point de vomir !
— Vous attribuez donc votre décision à un réflexe. Quiconque a dépassé l’âge mental de douze ans serait allé aux toilettes sous un prétexte quelconque, puis serait revenu lorsque cela se serait tassé. Non, ce n’était pas un réflexe. Un réflexe peut vous vider l’estomac, mais pas vous faire sortir en prenant vos affaires au passage, sans vous tromper de porte. C’était de la panique, Ben. Pourquoi aviez-vous peur ? »
Caxton mit longtemps à répondre. « Je pense…» Il poussa un soupir «… que je suis prude. »
Jubal secoua la tête. « Les prudes pensent que leurs inhibitions personnelles sont des lois naturelles. Cela ne s’applique pas à vous. Un vrai prude serait sorti en faisant un scandale dès qu’il aurait aperçu cette délicieuse femme tatouée. Creusez plus profond.
— Je ne sais pas. Tout ce que je sais, c’est que je suis malheureux.
— Oui, Ben, et j’en suis désolé pour vous. Essayons une question hypothétique. Supposons que Gillian n’était pas là, mais seulement vous, Mike et cette Ruth dont vous avez parlé. Auriez-vous accepté leur proposition dans ce cas ? Auriez-vous été choqué ?
— Évidemment. La situation était choquante en elle-même, bien que vous disiez que ce ne soit qu’une question de goût.
— Très choquante ? Vous auriez eu la nausée ? Pris la fuite ? » Caxton baissa les yeux. « Sacré Jubal… D’accord. J’aurais trouvé une excuse pour aller dans la cuisine… puis serais parti dès que possible.
— Très bien, Ben ; vous avez diagnostiqué votre mal.
— Vous croyez ?
— Quel élément était modifié ? »
Caxton prit un air malheureux. « Oui, Jubal, oui. Vous avez raison. C’était à cause de Jill. Parce que je l’aime.
— Vous approchez, mais ce n’est pas encore cela.
— Ah ?
— Ce n’est pas l’« amour » qui vous a fait fuir. Qu’est-ce que l’amour, Ben ?
— Ne vous moquez pas de moi. Tout le monde, de Shakespeare à Freud, s’y est attaqué, et personne n’a encore trouvé la réponse. Tout ce que je sais, c’est que cela fait mal.
— Je vais vous en donner une définition exacte. L’amour est la condition dans laquelle le bonheur d’une autre personne est essentiel au vôtre.
— Oui, dit Ben pensivement, j’accepte votre définition, parce que c’est exactement ce que je ressens pour Jill.
— Bien. Vous prétendez donc avoir eu envie de vomir, puis avoir pris la fuite parce que vous ressentiez le besoin de rendre Jill heureuse.
— Hé, doucement ! Je n’ai jamais dit que…
— Ne s’agissait-il pas plutôt d’un autre sentiment ?
— J’ai seulement dit…» Caxton s’arrêta. « Soit, j’étais jaloux ! Jubal, je vous jure que je ne croyais pas l’être. Je savais que je l’avais perdu, je l’avais accepté depuis longtemps, et je n’en aimais pas moins Mike pour cela. La jalousie ne mène nulle part.
— Pas là où on voudrait, certainement. L’amour est un état sain et normal, tandis que la jalousie est une maladie. L’esprit insuffisamment mûr les confond souvent, et présume qu’ils sont corollaires, alors qu’en fait ils sont pratiquement incompatibles. Lorsque par hasard ils coexistent, ils créent un tumulte intolérable ; je crois que c’était votre cas. Lorsque votre jalousie releva la tête, vous n’avez pas eu le courage de la regarder en face, et vous avez pris la fuite.