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— C’étaient les circonstances, Jubal ! Ces mœurs de harem m’avaient mis complètement sens dessus dessous. Mais ne vous méprenez pas, j’aimerais Jill même si elle était une putain à deux pesos, ce qu’elle n’est pas. Selon sa vision du monde, Jill est parfaitement morale. »

Jubal approuva de la tête. « Je sais. Jill possède une innocence inébranlable ; elle ne pourrait jamais devenir immorale. » Il fronça les sourcils. « Ben, je crains bien qu’il nous manque à tous deux l’innocence angélique nécessaire pour pratiquer la moralité parfaite selon laquelle vivent ces gens. »

Ben sursauta de surprise. « Vous pensez que leur conduite est morale ? Je voulais dire que Jill ignore que ce qu’elle fait est mal. Mike l’a complètement mystifiée, et lui non plus ne sait pas que c’est mal : Il est l’Homme de Mars ; ce n’est pas de sa faute s’il n’a pas le sens des valeurs. »

Jubal posa ses mains à plat sur les bras de son fauteuil. « Oui, je pense que ce qu’ils font – le Nid entier, pas seulement nos gosses – est moral. Je n’ai pas examiné les détails mais… oui, tout. Bacchanales, promiscuité éhontée, vie en commun et code anarchique, tout.

— Jubal, vous me stupéfiez. Si vous pensez réellement cela, pourquoi n’allez-vous pas vous joindre à eux ? Ils ne demandent que cela. Ils fêteront un jubilé ; Aube est impatiente de vous embrasser les pieds et de vous servir. Je n’exagère pas. »

Jubal soupira. « Non. Il y a cinquante ans, peut-être, mais maintenant ? Je ne suis plus capable d’une telle innocence, Ben mon frère, il y a trop longtemps que je pratique une philosophie du mal et du désespoir pour retrouver la pureté et l’innocence grâce à l’eau de la vie.

— Mike pense que vous possédez pleinement cette innocence, bien qu’il se serve d’un autre mot. Aube me l’a confié ex officio.

— Je préfère lui laisser ses illusions. Mike ne voit en moi que sa propre réflexion – je suis, par profession, un miroir.

— Jubal, vous avez peur.

— Très exactement, monsieur ! Ce qui m’inquiète, ce n’est d’ailleurs pas leur morale, mais les dangers qui les menacent de l’extérieur.

— Ils ne risquent rien de ce côté.

— Croyez-vous ? Teignez un singe en rose et mettez-le dans une cage emplie de singes marron ; ils le déchiquèteront. Ces innocents invitent le martyre.

— Vous devenez mélodramatique. »

Jubal lui jeta un regard furieux. « Cela enlève-t-il du poids à ce que je dis ? Trouvez-vous mélodramatique la sainte angoisse des martyrs brûlés sur le bûcher ?

— Je ne m’en prenais pas à vous, Jubal. Je voulais simplement dire qu’il n’y avait aucun danger. Après tout, nous ne sommes plus au Moyen Âge.

— Vraiment ? Je n’ai pas remarqué le changement. Cela s’est passé des dizaines de fois, et chaque fois le monde a écrasé les intrus. La colonie d’Oneida ressemblait fort au Nid de Mike ; elle réussit à durer assez longtemps, mais elle était établie loin de toute ville. Ou bien prenez les premiers chrétiens : anarchie, communisme économique, mariages de groupe, et jusqu’au baiser de la fraternité. Mike leur a beaucoup emprunté. Oui… si c’est à eux qu’il a pris ce baiser de la fraternité, les hommes devraient aussi s’embrasser entre eux. »

Ben parut interdit. « Je ne vous l’avais pas dit. Ils le font. Mais ce n’est pas un geste douteux.

— Il ne l’était pas davantage chez les chrétiens primitifs. Me prenez-vous pour un imbécile ?

— Pas de commentaire.

— Merci. Je ne conseillerais à personne d’offrir le baiser de la fraternité à un quelconque curé de boulevards – le christianisme primitif est bien mort. Toujours et partout, cela a été la même histoire : un plan pour établir l’égalité et l’amour parfaits, des espoirs glorieux et des idéaux qui ne l’étaient pas moins… puis, la persécution et la destruction. Ah !… Mike me causait du souci, mais maintenant je suis vraiment inquiet pour eux tous.

— Et moi, donc ! Je n’accepte pas votre radieuse théorie. Ce qu’ils font est mal !

— Vous n’arrivez pas à avaler ce dernier incident.

— Euh… pas seulement.

— Mais en grande partie. L’éthique sexuelle est un problème épineux, Ben. Chacun de nous doit se chercher à tâtons une solution qui lui paraisse acceptable, en face d’un soi-disant code « moral » qui est à la fois absurde, impraticable et immoral, mais auquel nous payons tous notre écot sous forme d’acceptation apparente et de culpabilité cachée. Que nous le voulions ou non, le code a le dessus, comme un albatros mort et puant suspendu à notre cou.

« Vous aussi, Ben. Vous croyez être une âme libre de ce code immoral, mais lorsque vous vous êtes vu confronté à un nouveau problème d’éthique sexuelle, vous l’avez comparé à ce même code judéo-chrétien… votre estomac a automatiquement fait des flip-flop, et vous pensez que cela prouve qu’ils ont tort et que vous avez raison ! Pouah ! Autant en revenir à l’épreuve par le feu. Votre estomac ne peut témoigner que de préjugés inculqués avant l’âge de raison.

— Et… qu’en est-il de votre estomac, mon cher Jubal ?

— Il est aussi stupide que le vôtre, mais je ne lui permets pas de faire la loi à mon cerveau. Je vois la beauté de la tentative de Mike pour essayer de mettre sur pied une éthique idéale, et j’applaudis en voyant qu’il a compris la nécessité de balancer la morale sexuelle actuelle pour repartir à zéro. La majorité des philosophes n’ont pas ce courage ; ils commencent par avaler les principes essentiels du code actuel : monogamie, structure familiale, continence, tabous corporels, restrictions concernant l’acte sexuel et la suite, puis ils chipotent sur des détails… jusqu’à des sottises telles que de savoir si la vue de la poitrine féminine est obscène ou non !

« Mais la plupart du temps, ils se préoccupent de trouver des moyens d’obéir à ce code, négligeant l’évidence que la plupart des tragédies qui les entourent ont leurs racines dans le code lui-même, et non dans un défaut d’obéissance à celui-ci.

« Et voici qu’arrive l’Homme de Mars. Il examine ce code sacro-saint avec un regard neuf, et le rejette. Je ne connais pas le code de Mike dans tous ses détails, mais il est évident qu’il viole les lois de toutes les grandes nations et constitue un outrage pour les « bien-pensants » de toutes les grandes religions, ainsi que pour la plupart des athées et agnostiques. Et pourtant ce pauvre garçon…

— C’est un homme, Jubal, pas un garçon.

— L’est-il vraiment ? Ce pauvre ersatz de Martien dit que le sexe est un moyen de trouver le bonheur. Et le sexe devrait être un tel moyen, Ben, mais le pire c’est que nous l’utilisons pour nous faire du mal, ce qui ne devrait jamais être le cas. Sinon le bonheur, il devrait au moins nous apporter le plaisir.

« Le code dit : « Tu ne convoiteras pas la femme de ton voisin. » Résultat ? La chasteté forcée, l’adultère, la jalousie, l’amertume, les coups et parfois le meurtre, les foyers détruits et les enfants déchirés – et de petites amours d’occasion dégradantes pour l’homme comme pour la femme. Obéit-on jamais à ce Commandement ? Si un homme jurait sur la Bible qu’il n’a pas convoité la femme de son voisin, parce que le code l’interdit, je penserais ou bien qu’il s’abuse ou bien qu’il est sexuellement inférieur à la normale. Tout mâle suffisamment viril pour engendrer un enfant a convoité bien des femmes, qu’il soit passé à l’acte ou non.