Il le leur fit remarquer, mais leur porte-parole lui assura que cette fois il obtiendrait tout le soutien nécessaire : « L’évêque suprême Short est déterminé à ce que cet Antéchrist ne puisse plus sévir. »
L’avocat général se souciait fort peu des antéchrists, mais les élections approchaient. « Fort bien, mais n’oubliez pas que je ne puis rien faire sans soutien.
— Vous l’obtiendrez. »
Le docteur Jubal Harshaw ignorait cet incident, mais en connaissait suffisamment d’autres pour avoir perdu la paix de l’esprit. Il avait succombé au plus insidieux des vices, celui des informations. Jusqu’alors, il s’était contenté de souscrire à un Argus de la presse qui lui transmettait tout ce qui avait trait à : « L’Homme de Mars », « V.M. Smith », « L’Église de Tous les Mondes », et « Ben Caxton ». Mais il était gravement menacé ; deux fois déjà, il avait failli demander à Larry de brancher la boîte immonde.
Ah, pourquoi les gosses ne lui envoyaient-ils pas une lettre de temps en temps ? Cela lui aurait évité de se faire du mauvais sang. « La suivante ! »
Anne apparut, mais il continua à fixer le parc enneigé et la piscine vide. « Anne, dit-il, louez-nous un atoll tropical et mettez ce mausolée en vente.
— Oui, patron.
— Mais assurez-vous d’avoir le bail avant de rendre la place aux Indiens ; je ne tiens pas à aboutir à l’hôtel. Depuis quand n’ai-je plus écrit un texte commercial ?
— Cela fait quarante-trois jours.
— Que cela vous serve de leçon. Commencez. « Le chant de mort d’un poulain sauvage » :
« Et voilà, conclut-il presque joyeusement. Signez « Louisa M. Alcott » et envoyez ça au magazine Communion.
— C’est cela que vous appelez un texte commercial, patron ?
— Comment ? Ah. Il vaudra quelque chose plus tard. Classez-le ; mon exécuteur testamentaire le trouvera peut-être utile pour payer les droits de succession. C’est là le malheur : les meilleures œuvres n’acquièrent de la valeur que lorsqu’il est trop tard pour payer leur créateur. La vie littéraire… Merde ! Elle consiste à caresser le chat jusqu’à ce qu’il ronronne.
— Pauvre Jubal ! Comme personne ne le plaint jamais, il faut qu’il se plaigne lui-même.
— Toujours des sarcasmes. Pas étonnant que je n’arrive pas à travailler.
— Ce n’était pas un sarcasme, patron. Seul l’âne sait où le bât blesse.
— Désolé. Bon, voici du commercial. Titre : « Le coup de l’étrier. »
« Jubal, dit Anne anxieusement, vous digérez mal ?
— Toujours.
— C’est également à classer ?
— Non, c’est pour le New Yorker.
— Ils vont le ficher au panier.
— C’est morbide : ça leur plaira.
— Et puis, il y a des vers qui sont boiteux.
— Justement ! Il faut bien donner à un éditeur quelque chose à changer, pour ne pas le frustrer. Lorsqu’il a mis sa petite crotte dedans, il trouve que ça sent meilleur, et il achète. Ah, ma chère Anne, je fuyais déjà le travail honnête quand vous n’étiez pas encore née. N’essayez pas d’apprendre à grand-père comment on gobe les œufs. Mais dites ! C’est l’heure de la tétée d’Abigaël ! Dorcas aurait dû prendre votre tour.
— Abby peut attendre un moment. Dorcas s’est allongée. Elle a ses malaises matinaux.
— À d’autres, Anne ! Je suis capable de voir si une femme est enceinte quinze jours avant n’importe qui.
— En tout cas, fichez-lui la paix. Elle a horriblement peur que ce ne soit pas vrai, et voudrait continuer à le croire le plus longtemps possible. Ne comprenez-vous donc rien aux femmes ?
— À bien y réfléchir… non. Soit, je ne la harcèlerai pas. Pourquoi n’avez-vous pas amené votre petit ange ? Vous lui auriez donné à boire ici.
— Je suis heureuse de ne pas l’avoir fait. Elle aurait pu comprendre ce que vous disiez…
— Vous pensez donc que je vais corrompre votre bébé, hein ?
— Elle est trop jeune pour voir que cela baigne dans le sirop de guimauve. De plus, quand elle est là, vous ne faites que jouer avec elle, et ne travaillez plus.
— Connaissez-vous meilleur moyen d’enrichir des heures vides ?
— Jubal, je suis très heureuse que vous soyez fou de ma fille. Moi aussi, je la trouve adorable. Mais vous passez tout votre temps à jouer avec Abby… ou à broyer du noir.
— Quand allons-nous en vacances ?
— Là n’est pas la question. Lorsque vous ne pondez pas d’histoires, vous devenez spirituellement constipé. C’en est arrivé au point où Dorcas, Larry et moi nous rongeons les ongles, et lorsque vous nous appelez, nous frétillons de soulagement. Mais c’est presque toujours une fausse alerte.
— Tant qu’il y a de l’argent pour payer les factures… Qu’est-ce qui vous inquiète, Anne ?
— Et vous, Jubal, qu’est-ce qui vous inquiète ? »
Jubal réfléchit. Devait-il le lui dire ? Tous ses doutes quant à la filiation d’Abigaël avaient été résolus lorsqu’Anne avait hésité entre ce dernier nom et « Zénobie », puis avait fini par lui donner les deux. Elle ne parlait jamais de la signification de ces noms… s’imaginait-elle qu’il l’ignorait ?
Anne continua fermement : « Vous ne trompez personne, Jubal. Nous savons tous très bien que Mike peut prendre soin de lui-même, mais vous paraissez tellement affolé…
— Affolé, moi !
— … Larry a branché le poste stéréo dans sa chambre et nous suivons régulièrement les informations ; mais nous ne sommes pas inquiets, si ce n’est pour vous. Et lorsqu’on parle de Mike, ce qui arrive souvent, nous le savons bien avant que vous ne receviez ces stupides coupures de journaux. Si seulement vous ne les lisiez pas !