— Je suis Jubal Harshaw.
— Je sais, Frère Jubal. Par ici. Attention à la marche. » Ils entrèrent dans un appartement de grand luxe, et Tim le mena à une chambre avec bains. « Vous voici chez vous ». Il posa la valise et le laissa. Sur une des tables, Jubal vit de l’eau, des cubes de glace et une bouteille de cognac de sa marque préférée. Il ôta sa lourde veste et se versa à boire.
Une femme entra avec un plateau de sandwiches. Contrairement aux touristes vêtus de sarongs, pyjamas de plage et autres vêtements destinés davantage à mettre le corps en valeur qu’à le dissimuler, elle portait une tenue fort sobre, et il la prit pour une femme de chambre, mais elle lui sourit et dit : « Buvez profondément et n’ayez jamais soif, notre frère », puis alla dans la salle de bains, fit couler l’eau et vérifia si tout était en ordre. « Avez-vous besoin d’autre chose, Frère Jubal ?
— Moi ? Non, tout est parfait, merci. Ben Caxton est là ?
— Oui. Il pensait que vous voudriez avant tout prendre un bain et vous changer. Si vous avez besoin de quelque chose, n’hésitez pas. Je suis Patty.
— Oh ! La vie de l’Archange Foster. »
Elle sourit et ses fossettes la firent soudain paraître plus jeune encore que les trente ans que Jubal lui avait donnés.
« J’aimerais beaucoup la voir. Je me suis toujours intéressé à l’art religieux.
— Maintenant ? Non, je gnoque que vous voulez prendre votre bain tranquille ; à moins que vous ne vouliez que je vous aide ? »
Jubal se souvint que son amie japonaise tatouée lui avait souvent fait la même proposition. Mais il voulait avant tout laver sa sueur et mettre un costume léger. « Non, merci, Patty. Mais je voudrais les voir, un jour où cela ne vous dérangera pas.
— Quand vous voudrez. Rien ne presse. » Elle sortit, donnant malgré ses mouvements rapides l’impression d’une absence totale de hâte.
Résistant à la tentation de faire une sieste, Jubal défit sa valise et fut contrarié de voir que Larry avait oublié les pantalons d’été. Il se décida pour des sandales, un short et une chemise bariolée, ce qui le fit ressembler à une autruche trempée dans de la peinture et mit en valeur ses jambes maigres et poilues. Mais il y avait longtemps qu’il ne se souciait plus de ce genre de choses. Cela irait, tant qu’il n’avait pas à aller en ville… ou devant le tribunal.
Il trouva le chemin du living, qui avait le caractère impersonnel des installations hôtelières. Plusieurs personnes regardaient la stéréo. L’une d’elles l’aperçut et se leva pour l’accueillir. « Hello, Jubal !
— Bonjour, Ben. Où en est la situation ? Mike est-il toujours en prison ?
— Non. Il en est sorti peu après mon coup de téléphone.
— La date de l’audience est-elle fixée ? »
Ben sourit. « Non, Jubal, Mike n’a pas été relâché. Il s’est évadé. »
Jubal prit un air dégoûté. « Quelle idée stupide. Le cas sera huit fois plus difficile.
— Je vous avais dit de ne pas vous inquiéter, Jubal. Nous sommes tous présumés morts, et Mike est porté disparu. Cela n’a aucune importance, car nous en avons terminé avec cette ville. Nous irons ailleurs.
— Ils demanderont son extradition.
— N’ayez crainte, ils ne le feront pas.
— J’en doute. Où est-il ? Il faut que je lui parle.
— Il est dans la chambre face à la vôtre, mais il médite. Il m’a demandé de vous dire de n’engager aucune action. Si vous insistez pour lui parler, Jill le tirera de sa méditation, mais je ne vous le conseille pas. Rien ne presse. »
Jubal était sacrement impatient de parler avec Mike et de le tancer vertement pour s’être mis dans une situation pareille. Mais le déranger lorsqu’il était en transe, c’était pire que d’interrompre Jubal lorsqu’il dictait une histoire… Autant déranger un ours qui hiverne.
« Soit. Mais je veux le voir dès qu’il se réveillera.
— Vous le verrez. En attendant, détendez-vous et oubliez les fatigues du voyage. »
Jubal alla s’asseoir à côté d’une femme qui leva la tête. « Bonjour, patron. »
Jubal la regarda. « Puis-je vous demander ce que vous faites ici, Anne ?
— La même chose que vous : rien. Allons, Jubal, calmez-vous. Nous avons autant que vous le droit d’être ici. Mais il était impossible de discuter avec vous. Regardez plutôt et écoutez. Le shérif vient d’annoncer qu’il chasserait toutes les putains de la ville. » Elle sourit. « Nous mettra-t-on sur un balai, comme les sorcières, ou devrons-nous marcher ?
— Je ne pense pas qu’il existe de protocole établi. Vous êtes tous venus ?
— Oui, mais ne vous tracassez pas. Larry et moi avions conclu un accord avec les fils McClintock depuis déjà un an, pour parer à toute éventualité. Ils savent comment la maison fonctionne ; tout se passera très bien.
— Hum ! J’en arrive à croire que j’ai tout au plus le statut de pensionnaire, là-bas.
— Vous nous demandez de faire marcher la maison sans vous embêter. C’est ce que nous avons fait. Quel dommage que nous n’ayons pas voyagé ensemble. Nous sommes là depuis plusieurs heures ; vous avez dû avoir des ennuis.
— En effet. Anne, lorsque je serai rentré chez moi, je jure de ne plus jamais en bouger… et j’arracherai les fils du téléphone et ferai porter la stéréo à la casse.
— Oui, patron.
— Cette fois, je parle sérieusement. » Il regarda l’énorme poste stéréo. « Cette publicité ne va pas bientôt se terminer ? Et où est ma filleule ? Ne me dites pas que vous l’avez laissée à ces crétins de fils McClintock.
— Évidemment pas ; elle est ici, et elle a même une bonne d’enfants, Dieu merci.
— Je veux la voir.
— Patty va vous la montrer. J’en ai assez d’elle ; elle a été insupportable pendant tout le voyage. Patty chérie ! Jubal voudrait voir Abby. »
La femme tatouée, qui traversait rapidement la pièce, s’arrêta net. « Certainement, Jubal ; je n’avais rien d’autre en train. Venez avec moi.
— Les gosses sont dans ma chambre, lui expliqua-t-elle. C’est mieux ainsi, parce que Gueule de Miel peut les surveiller. »
Jubal fut quelque peu surpris de voir ce qu’elle entendait par-là. Le serpent était enroulé en S sur le lit, de façon à ménager deux poches de la taille d’un berceau qui, rembourrées avec d’épaisses couvertures, contenaient chacune un bébé.
La nourrice ophidienne dressa la tête à leur entrée. Patty la caressa. « Tout va bien, ma chérie. Père Jubal veut les voir. Caressez-la, Jubal, pour qu’elle vous gnoque et vous reconnaisse la prochaine fois. »
Jubal roucoula en faisant des grimaces à sa petite favorite qui gazouilla et gigota de plaisir, puis caressa le serpent, qui était vraiment un beau spécimen ; sans doute le boa le plus long qu’il ait vu en captivité. Il envia Patty, et regretta de ne pas avoir le temps de faire plus ample connaissance avec lui.
Le serpent frotta sa tête contre la main de Jubal, exactement comme le ferait un chat. Patty prit Abby dans ses bras. « Pourquoi ne me l’avais-tu pas dit, Gueule de Miel ? Elle m’avertit tout de suite quand il y en a un qui s’emmêle dans les couvertures, mais elle n’arrive pas à gnoquer qu’un bébé qui se mouille a besoin d’être changé. Gueule de Miel trouve cela tout à fait naturel. Abby aussi, d’ailleurs ; n’est-ce pas, ma petite chérie ?
— Je sais. Et qui est l’autre mignonne ?
— Fatima Michèle. Vous ne le saviez pas ?
— Je les croyais encore à Beyrouth !