Jubal le regarda et dit lentement : « Prométhée a payé très cher le privilège de donner le feu à l’humanité.
— Croyez-vous que Mike ne le paie pas ? Il paie par vingt-quatre heures de travail tous les jours de la semaine, pour essayer de nous apprendre à jouer avec les allumettes sans nous brûler. Jill et Patty ont dû employer les grands moyens pour lui faire prendre une nuit de repos par semaine. » Caxton sourit. « Mais rien ne peut l’arrêter. Cette ville est bourrée de boîtes de jeu clandestines. Mike passait ses nuits de congé à en faire le tour ; bien entendu, il gagnait tout le temps. Ils ont d’abord essayé de l’intimider, puis de le tuer, ils ont essayé de le droguer et lui ont mis leurs durs sur le dos… cela ne l’a pas empêché de se faire la réputation du joueur le plus chanceux de la région, ce qui amena encore plus de gens au Temple. Alors, ils ont essayé de lui interdire l’entrée des boîtes. Grave erreur. Les cartes ne se mélangeaient plus, les roulettes refusaient de tourner, les dés tombaient toujours sur le même numéro. Ils ont fini par prendre leur mal en patience, lui demandant d’aller ailleurs une fois qu’il avait gagné quelques milliers de dollars. Et Mike le faisait, si on le lui demandait poliment.
« Voilà donc, ajouta Caxton, un groupe de plus qui souhaitait nous voir chassés de la ville. Je pense d’ailleurs que l’attaque contre le Temple était l’œuvre de professionnels. Les équipes de choc fostérites n’y ont sans doute pas mis la main. »
Tandis qu’ils parlaient, un tas de gens entraient, sortaient, s’arrêtaient parfois pour former des groupes. Jubal eut l’extraordinaire sensation d’un calme absolu qui était également une tension dynamique. Personne ne semblait énervé, même pas pressé, et pourtant leurs gestes étaient rapides et tout ce qu’ils faisaient semblait prémédité, même des actes aussi imprévisibles qu’une rencontre marquée par un baiser ou une salutation amicale. On aurait dit que le moindre geste avait été conçu par un chorégraphe.
Cette tension calme et en même temps croissante – une « attente », oui, dénuée de toute nervosité morbide – lui rappela quelque chose… Une opération chirurgicale ? Avec un maître à l’œuvre, sans un bruit, sans un geste inutile ?
Puis il se souvint. De longues années auparavant, lors des premières explorations spatiales à l’aide de fusées chimiques, il avait assisté au compte à rebours dans un blockhaus… Les mêmes voix étouffées, les mêmes actions calmes mais précises et coordonnées, la même attente croissante. Ils « attendaient la plénitude », c’était certain. Mais quoi exactement ? Qu’est-ce qui les rendait si heureux ? Leur Temple et tout ce qu’ils avaient construit venait d’être détruit, et pourtant ils ressemblaient à des enfants la veille de Noël.
Jubal n’avait pas été sans remarquer, à son arrivée, que la nudité qui avait tant troublé Ben lors de sa première visite n’était pas de mise ici. Lorsqu’elle apparut, il ne la remarqua même pas, tant il était dans l’esprit de cette grande famille fermée.
Il vit d’abord, non pas de la peau nue, mais une cascade d’épais cheveux noirs et brillants, les plus beaux qu’il ait jamais vus, qui ornaient le dos d’une jeune femme qui entra, s’arrêta un moment pour parler avec quelqu’un, envoya un baiser à Ben, regarda gravement Jubal, puis sortit. Il suivit admirativement du regard la mouvante masse de plumage nocturne. Ce ne fut qu’après son départ qu’il réalisa qu’elle n’était couverte que de cette noire et royale splendeur… et qu’elle n’était pas la seule.
Ben avait suivi son regard. « C’est Ruth, notre nouvelle Grande Prêtresse, lui dit-il. Son mari et elle reviennent de la côte ouest ; je crois qu’ils y préparent l’implantation d’un nouveau temple. Je suis heureux qu’ils soient revenus. Je pense que bientôt toute la famille sera réunie.
— Quels cheveux ! Dommage qu’elle ne soit pas restée.
— Il fallait l’appeler.
— Hein ?
— Ruth n’est certainement entrée que pour vous apercevoir. N’avez-vous pas remarqué que tout le monde vous laisse tranquille ?
— Oui… en effet. » Jubal s’était préparé à repousser toute intimité excessive, et découvrit qu’il luttait contre une ombre. On l’avait reçu avec la plus grande hospitalité, mais cela ressemblait plutôt à la politesse d’un chat qu’aux démonstrations trop amicales d’un chien.
« Ils sont tous terriblement intéressés par votre présence et impatients de vous voir, mais… ils ont peur de vous.
— De moi ?
— Mais oui. Je vous l’ai dit cet été. Vous êtes un mythe, pas tout à fait réel, et de stature plus qu’humaine. Mike leur a dit que vous étiez le seul humain qui, à sa connaissance, puisse « gnoquer avec plénitude » sans avoir appris le martien. La plupart pensent que vous savez lire dans les esprits aussi parfaitement que lui.
— Quelles balivernes ! J’espère que vous les avez détrompés ?
— De quel droit détruirais-je un mythe ? Si vous le faisiez, ils ne vous croiraient sans doute pas. Ils ont un peu peur de vous : vous mangez des bébés au petit déjeuner et, lorsque vous rugissez, la terre tremble. Ils seraient ravis que vous leur demandiez de se joindre à nous, mais ils ne s’imposeront pas. Ils savent que même Mike se met au garde-à-vous lorsque vous parlez. »
Jubal rejeta cette idée par un mot explosif. « Tout à fait d’accord, acquiesça Ben. Mike a ses faiblesses. Il est humain comme je vous l’ai dit. Mais vous êtes leur saint tutélaire, que vous le vouliez ou non.
— Hum… Tiens, voilà quelqu’un que je connais. Jill ! Jill ! Mais retournez-vous donc, chérie ! »
La femme se retourna avec hésitation. « Je suis Aube. Mais je vous remercie quand même. » Elle approcha et Jubal crut d’abord qu’elle allait l’embrasser, mais elle mit un genou à terre, prit sa main dans la sienne et la porta à ses lèvres. « Père Jubal ! Nous buvons profondément en vous. »
Jubal retira vivement sa main. « Je vous en prie, mon enfant ! Venez vous asseoir. Partageons l’eau.
— Oui, père Jubal.
— Appelez-moi Jubal – et faites leur savoir que je n’aime pas être traité comme un lépreux. Je suis au sein de ma famille. Je l’espère, du moins.
— Vous l’êtes, Jubal.
— Je m’attends donc à être appelé Jubal et considéré comme un frère d’eau, ni plus ni moins. Le premier qui me traitera avec respect sera mis au coin. Gnoqué ?
— Oui, Jubal. Je le leur ai dit.
— Vous… ?
— Aube veut sans doute dire, expliqua Ben, qu’elle l’a dit à Patty et que cette dernière le transmet à ceux qui savent écouter avec leur oreille intérieure, et ils le répètent à leur tour à ceux qui, comme moi, sont encore un peu sourds.
— C’est cela, ajouta Aube, mais c’est à Jill que je l’ai dit, car Patty est sortie. Vous avez regardé la stéréo, Jubal ? C’est passionnant.
— Non.
— Aube veut sûrement parler de son évasion, Jubal, intervint Ben. Je ne vous avais pas tout dit. Mike ne s’est pas contenté d’en sortir et de revenir ici, il leur a donné quelques miracles pour les occuper. Il a fait disparaître toutes les portes et tous les barreaux de la prison municipale, ainsi que du pénitencier d’État, et désarmé toutes les forces de police. En partie pour distraire leur attention, et en partie parce que Mike déteste que l’on enferme un homme, quelle qu’en soit la raison. Il gnoque que c’est un très grand mal.
— Je sais, dit Jubal, Mike est doux comme un agneau, et le spectacle d’un prisonnier doit lui faire mal. Je suis d’ailleurs parfaitement d’accord.
— Non, Jubal, Mike n’est pas doux. Il n’hésiterait pas à tuer un homme, mais il est l’anarchiste parfait. Enfermer un homme, c’est mal. La liberté du soi, et la responsabilité totale envers le soi. Tu es Dieu.