— Cela me paraît parfaitement naturel. Il peut être nécessaire de tuer un homme, mais l’emprisonner est une insulte à son intégrité, et à celle de son geôlier. »
Ben le regarda. « Oui, vous gnoquez avec plénitude l’attitude de Mike. Je n’y arrive pas tout à fait. J’ai encore beaucoup à apprendre. » Il ajouta : « Et comment le prennent-ils, Aube ? »
Elle étouffa un petit rire. « Comme des guêpes affolées. Le maire est écumant de rage. Il demande de l’aide à l’État et à la Fédération, et il l’obtient. Nous avons vu des transports de troupe atterrir. Mais dès que les soldats descendent, Mike les dépouille, et pas seulement de leurs armes. Et dès qu’un véhicule est vide, il disparaît aussi. »
Ben hocha la tête. « Je gnoque qu’il restera en méditation jusqu’à ce qu’ils abandonnent. Il doit tendre le temps presque jusqu’à l’éternité pour manier tant de détails à la fois.
— Je ne pense pas, dit Aube songeusement. J’y serais contrainte pour en manier ne serait-ce que le dixième, mais je gnoque que Michaël pourrait y arriver tout en faisant du vélo sur la tête.
— Possible… je n’en sais rien. J’en suis encore aux pâtés de sable. » Ben se leva. « Mon petit trésor, vous me faites parfois légèrement mal au ventre avec vos miracles. Je vais regarder la stéréo. » Il se pencha pour l’embrasser. « Tiens compagnie au vieux papa Jubal ; il adore les petites filles. » Caxton s’éloigna et un paquet de cigarettes le suivit, puis s’introduisit dans une de ses poches.
« C’est vous qui avez fait cela, ou Ben ? demanda Jubal.
— C’est lui-même. Il oublie toujours ses cigarettes et elles le poursuivent à travers tout le Nid.
— Je vois. Pas mal, ses pâtés de sable.
— Ben est plus avancé qu’il ne veut l’admettre. C’est un homme très saint. »
Jubal renifla dédaigneusement. « Dites-moi, vous êtes bien l’Aube Ardente dont j’ai fait la connaissance au Tabernacle de Foster ?
— Oh, vous vous en souvenez ! » Elle paraissait heureuse comme un gosse à qui on vient de donner une sucette.
« Bien sûr. Vous avez changé, d’ailleurs. Vous êtes bien plus belle.
— C’est parce que je suis, dit-elle simplement. Vous m’aviez confondu avec Gillian. Elle aussi a embelli.
— Où est-elle ? J’aurais bien aimé la voir.
— Elle travaille, mais je l’ai prévenue et elle arrive… Je dois aller prendre sa place. Si vous voulez bien m’excuser.
— Allez-y, mon enfant. » Elle se leva, et Mahmoud vint s’installer dans le siège vacant.
Jubal lui jeta un regard noir. « Vous auriez pu avoir la courtoisie de me faire savoir que vous étiez dans ce continent au lieu de compter sur les bons offices d’un boa pour me présenter votre fille.
— Ne soyez pas toujours si pressé, Jubal.
— Apprenez, mon cher monsieur…» Jubal fut interrompu par deux mains qui se plaquèrent sur ses yeux.
« Devinez qui c’est !
— Belzébuth.
— Non.
— Lady Macbeth.
— C’est déjà mieux. Un dernier essai ?
— Cessez de jouer, Gillian, et venez vite vous asseoir à côté de moi.
— Oui, père.
— Et cessez de m’appeler « Père » quand nous ne sommes pas à la maison. Je disais qu’à mon âge, on est obligé de se presser. Chaque lever de soleil est une gemme précieuse, car il n’est pas certain qu’on en verra le coucher. »
Mahmoud sourit. « Jubal… Croyez-vous vraiment que le monde s’arrêtera de tourner le jour où vous deviendrez sérieux ?
— De mon point de vue, certes oui. » Myriam vint s’asseoir de l’autre côté de Jubal, qui passa son bras libre autour de ses épaules. « J’aurais pu me passer de revoir votre vilain visage… ainsi que celui, un peu plus acceptable, de mon ex-secrétaire…
— Patron, lui murmura Myriam, voulez-vous un coup de pied dans les tibias ? Je suis d’une beauté exquise – je le tiens de notre plus haute autorité.
— Silence. J’aurais pu, donc, me passer de vous revoir, mais il n’en va pas de même pour mes filleules. Parce que vous avez négligé de m’envoyer une carte postale, j’aurais pu ne pas voir Fatima Michèle. Si cela s’était produit, je serais revenu vous hanter toutes les nuits.
— Brrr, fit Myriam. Vous risqueriez de faire peur à Micky.
— Je parlais métaphoriquement.
— Et pourquoi, demanda Jill calmement, parliez-vous métaphoriquement ?
— N’ayant aucun usage pour le concept de « fantôme », je ne me sers de ce mot qu’au figuré, bien entendu.
— C’est plus que cela, insista Jill.
— Il se peut. Je préfère voir mes filleules tant que je suis en chair et en os.
— C’est exactement ce que je disais, Jubal, intervint Mahmoud. Vous n’êtes pas près de mourir. Mike a gnoqué qu’il vous reste un bon nombre d’années à vivre. »
Jubal secoua la tête. « Non. Je me suis fixé une limite de trois chiffres.
— Lesquels, patron ? s’enquit Myriam innocemment. Ceux de Mathusalem ?
— Ne devenez pas obscène.
— Mahmoud dit que les femmes doivent être obscènes mais silencieuses.
— Votre mari parle juste. Le jour où mon horloge indiquera trois chiffres, je me désincarnerai, que ce soit à la martienne ou par des méthodes moins raffinées. C’est un droit que personne ne peut me retirer.
— Peut-être, dit Jill lentement. Mais n’y comptez pas trop. Votre plénitude n’est pas proche. Allie a fait votre horoscope la semaine dernière.
— Un horoscope ? Ciel ! Et qui est Allie ? Comment ose-t-elle ! Je vais l’attaquer en justice.
— Je crains que ce ne soit impossible, Jubal, intervint Mahmoud, car elle travaille à notre dictionnaire. Et son vrai nom est Mme Alexandra Vesant. »
Jubal parut ravi. « Becky ? Elle est donc aussi dans cette maison de fous ?
— Oui, Becky. Nous l’appelons Allie parce que nous avons une autre Becky. Ne vous moquez pas de ses horoscopes. Elle voit.
— Saperlipopette, Mahmoud, vous savez parfaitement que l’astrologie est une ineptie.
— Évidemment ; même Allie le sait. La plupart des astrologues sont des imposteurs même pas habiles. Elle la pratique néanmoins plus assidûment que jamais, en se servant des mathématiques et de l’astronomie martiennes, bien plus évoluées que les nôtres. C’est sa façon de gnoquer. Elle pourrait tout aussi bien se servir d’un étang, d’une boule de cristal ou des entrailles d’un poulet. Le moyen importe peu. Mike lui a conseillé de continuer à se servir des symboles qui lui étaient familiers. Ce qui importe, c’est qu’elle voie.
— Que diable entendez-vous par là, Mahmoud ?
— La faculté de gnoquer de l’univers plus que ce que vous avez juste devant le nez. Mike l’a acquise au bout d’années de discipline martienne. Allie était une semi-adepte, malgré son manque de formation sérieuse. Peu importe qu’elle utilise les absurdes symboles de l’astrologie. Un rosaire est tout aussi absurde et dénué de signification. Je parle d’un rosaire musulman, car je m’en voudrais de critiquer nos compétiteurs. » Il tira un rosaire de sa poche et se mit à l’égrener. « Peu importe qu’il n’ait pas de pouvoirs magiques, du moment qu’il vous aide. »
Jubal regarda le chapelet islamique. « Êtes-vous encore un des fidèles, ou faites-vous partie de l’Église de Mike ? » Mahmoud rempocha les perles. « Les deux.
— Mais c’est incompatible !
— Seulement en surface, Jubal. Dans un sens, Myriam a épousé ma religion, et moi, la sienne. Oui, Jubal mon frère bien-aimé, je suis toujours l’esclave de Dieu, soumis à sa moindre volonté, et pourtant je peux dire : « Tu es Dieu, je suis Dieu, et tout ce qui gnoque est Dieu. » Le Prophète n’a jamais affirmé être le dernier prophète ni prétendu avoir dit tout ce qu’il y avait à dire. La soumission à la volonté divine ne fait pas de vous un robot incapable de choisir et donc de pécher. La soumission inclut, par contre, une responsabilité totale quant à ce que nous faisons de l’univers. C’est à nous qu’il incombe d’en faire un jardin céleste, ou bien un abîme de destruction. » Il sourit. « Avec Dieu, tout est possible, pour faire une citation, sauf l’unique Impossibilité : Dieu ne peut échapper à Lui-même, Il ne peut pas abdiquer Sa propre responsabilité. Il doit rester soumis à jamais à Sa volonté. L’Islam demeure – il ne peut pas se décharger de son fardeau, qui est le Sien, le mien, le vôtre, celui de Mike. »