Jubal soupira profondément. « Mahmoud, la théologie me donne le cafard. Où est Becky ? Il y a vingt ans que je ne l’ai pas vue. C’est long.
— Vous la verrez, mais pour le moment elle dicte, et ne peut pas s’interrompre. Laissez-moi vous expliquer. Jusqu’à présent, j’étais quotidiennement en rapport avec Mike – pendant quelques minutes, en fait, mais qui valaient bien une journée de huit heures. Puis je dictais immédiatement ce qu’il m’avait donné, au dictaphone. D’autres gens, formés à la phonétique martienne, transcrivaient les bandes à la main, puis Maryam les tapait sur une machine spéciale, et enfin Mike – mais il n’en a plus le temps – et moi corrigions les feuillets à la main.
« Mais Mike a gnoqué qu’il va nous renvoyer, Myriam et moi, pour terminer ce travail dans le calme ou, plus exactement, il a gnoqué que nous gnoquerons bientôt cette nécessité. Il fait donc préparer des mois et des années d’enregistrements sur lesquels nous pourrons travailler. De plus, nous avons des piles de conférences de Mike qu’il faudra transcrire à leur tour.
« Je pense effectivement, à cause du changement de méthode introduit par Mike, que nous partirons bientôt. Huit chambres ont été équipées de magnétophones, et tous ceux qui en sont capables se relaient : Patty, Jill, moi-même Maryam, votre amie Allie, et d’autres. Mike se met en transe et déverse en nous le langage : définitions, expressions, concepts pendant des moments qui semblent des heures, et nous les dictons immédiatement, tant que c’est encore frais Tout le monde ne peut pas le faire. Sam, par exemple, prononce le martien avec un accent new-yorkais. Il y aurait des centaines d’errata. Et voilà ce qu’Allie fait en ce moment : elle dicte plongée dans la semi-transe nécessaire au rappel absolu Si nous l’interrompions, elle perdrait tout ce qu’elle n’a pas encore dicté.
— Je gnoque, dit Jubal, bien que l’image de Becky Vesey devenue adepte martienne me secoue quelque peu. Enfin lorsqu’elle était artiste de variétés, elle était très douée pour la transmission de pensée. Mais Mahmoud, si vous cherchez du calme pour transcrire vos bobines, pourquoi ne viendriez-vous pas a la maison ? Ce n’est pas la place qui manque.
— C’est possible. L’attente est.
— Chéri, dit Myriam sérieusement, j’adorerais cette solution, si Mike nous pousse hors du Nid.
— Tu veux dire si nous gnoquons de le quitter.
— C’est pareil.
— Tu parles juste, mon trésor. Quand mange-t-on ici ? Je me sens des appétits forts peu martiens. Le service était meilleur dans le Nid.
— Patty ne peut pas tout faire à la fois, mon amour. Je crois, Jubal, que Mahmoud ne deviendra jamais prêtre ; il est trop esclave de son estomac.
— Je ne le suis pas moins que lui.
— Toi et les autres filles pourriez aider Patty, ajouta Mahmoud.
— C’est très vilain de dire cela. Tu sais parfaitement que nous l’aidons au maximum – quant à la cuisine, Tony ne nous permet pour ainsi dire pas d’y entrer. » Elle se leva. « Venez, Jubal. Allons voir ce que Tony mijote. Il sera très flatté que vous veniez visiter sa cuisine. »
Tony allait mettre Myriam dehors lorsqu’il vit qui l’accompagnait. Radieux, il leur fit visiter ses installations, sans cesser d’invectiver les salopards qui avaient détruit sa cuisine du Nid. Pendant ce temps, une cuiller en bois continuait toute seule à remuer la sauce tomate.
Peu après, Jubal déclina l’honneur de prendre place à la tête de la longue table et se mit n’importe où. Patty prit place à un des bouts de la table, et l’autre resta vide… mais Jubal eut l’étrange sensation que l’Homme de Mars était assis sur la chaise apparemment vide et que tous, sauf lui, le voyaient.
Le docteur Nelson vint s’asseoir en face de lui.
Jubal se rendit compte qu’il aurait été étonné de ne pas le voir. « Hello, Sven.
— Hello, doc. Je vous offre de l’eau.
— N’ayez jamais soif. Vous êtes le médecin du bord ? » Nelson secoua la tête. « Je suis étudiant en médecine.
— Vous avez appris quelque chose ?
— Oui, que la médecine est inutile.
— J’aurais pu vous le dire. Vous avez vu Van ?
— Son navire a atterri aujourd’hui. Il devrait arriver cette nuit ou tôt demain matin.
— Cela me fera plaisir. Il y a près d’un an que je ne l’ai vu. » Jubal engagea la conversation avec son voisin de droite tandis que Nelson parlait avec Dorcas. Jubal captait toujours la même atmosphère lourde – non, elle n’était pas lourde, mais riche d’attente, plus fort que jamais. Rien de précis d’ailleurs ; apparemment c’était un dîner en famille, calme et détendu. À un moment donné, on passa un verre d’eau à la ronde. Lorsque ce fut son tour, Jubal en but une gorgée, puis le tendit à sa voisine de gauche, stupéfaite d’être à côté de lui et trop intimidée pour lui adresser la parole. « Je vous offre de l’eau. »
Elle faillit s’étrangler. « Merci pour l’eau, Pè… Jubal. » Ce fut tout ce qu’il put tirer d’elle. Lorsque le verre eut fait le tour de la table, il restait un doigt d’eau. Il se leva de lui-même vers la place vide, s’inclina et l’eau disparut. Le verre se reposa sur la nappe. Jubal en conclut qu’il avait participé à un « Partage de l’Eau » du Temple Intérieur, sans doute en son honneur… bien que ce fût fort éloigné des bachannales auxquelles il aurait été en droit de s’attendre. Était-ce à cause du lieu peu familier ? Ben avait-il exagéré ?
Ou bien avaient-ils baissé le ton par déférence envers lui ?
Cette théorie paraissait la plus vraisemblable. Jubal en fut fort contrarié. Certes, il était heureux de ne pas avoir à refuser une invitation qu’il ne désirait pas à son âge, ses goûts étant ce qu’ils étaient. Mais quand même… il se sentait pareil à une grand-mère devant laquelle on n’ose pas parler patins à glace… Il préférerait encore aller patiner, au risque de se casser une jambe.
La conversation de son voisin – il apprit que son nom était Sam – le tira de ces pensées.
« Notre recul n’est qu’apparent, lui assura-t-il. L’œuf était prêt à éclore, et nous allons nous répandre dans plusieurs localités. Nous aurons des ennuis, évidemment. Aucune société ne tolère que l’on s’oppose impunément à ses concepts fondamentaux – ce que nous faisons, de la sacro-sainte notion de propriété à la sainteté du mariage.
— La propriété aussi ?
— Telle qu’elle existe de nos jours, oui. Jusqu’à présent, Michaël ne s’est mis à dos que quelques tenanciers de boîtes de jeu. Mais que se passera-t-il lorsqu’il y aura des milliers ou des centaines de milliers de gens que les chambres fortes des banques n’arrêteront pas, et que seule leur autodiscipline empêchera de se servir ? Certes, cette discipline est plus forte que n’importe quelle loi… mais allez expliquer cela à un banquier. À moins qu’il ne s’engage dans la voie étroite de la discipline, et dans ce cas, il cesserait d’être banquier. Et que se passera-t-il à la Bourse lorsque des illuminés sauront d’avance comment les valeurs vont évoluer ? »