— Mort ! » Jill revécut soudain l’étrange cérémonie du partage de l’eau, et sentit de nouveau le subtil et émouvant parfum de la personnalité de Smith, le sentit avec une douleur déchirante.
« C’est possible. Dans ce cas, cet acteur restera vivant tant qu’ils auront besoin de lui puis il « mourra » : ils l’enverront très loin avec une injonction hypnotique suffisamment forte pour lui donner une crise d’asthme si jamais il s’avisait d’en dire un mot – voire une lobotomie. Si Smith est mort, autant ne plus y penser ; nous ne parviendrons jamais à prouver la vérité. Supposons donc qu’il est encore vivant.
— Oh, je l’espère !
— Que vous est Hécube et qu’êtes-vous pour elle ? cita imparfaitement Ben. S’il est en vie, cela n’a peut-être rien de sinistre. Après tout, bien des gens utilisent une doublure. Dans deux ou trois semaines, notre ami Smith sera peut-être en forme et prendra la relève. Mais j’en doute. Oh oui, j’en doute.
— Pourquoi ?
— Faites travailler votre cerveau ! Douglas n’a pas réussi à obtenir de Smith ce qu’il désirait. Mais il ne peut pas se permettre d’échouer. Je pense que Smith va disparaître de la circulation… et nous ne verrons jamais plus le véritable Homme de Mars.
— Ils vont le tuer ? demanda Jill lentement.
— Voyons, voyons… Il suffira de l’enfermer dans une clinique privée et de le tenir à l’écart de tout ce qui se passe.
— Mon Dieu ! Qu’allons-nous faire, Ben ? »
Caxton se renfrogna. « Le terrain est à eux, ainsi que le ballon, et ils édictent les règles du jeu. Mais je sais ce que je vais faire. Je vais arriver avec un Juste Témoin et un grand avocat, et exiger de voir Smith. J’arriverai peut-être à tout faire éclater !
— Je serai là avec vous !
— Pas question. Comme vous l’avez dit, ce serait la fin de votre carrière.
— Mais vous avez besoin de moi pour l’identifier !
— En le voyant face à face, je saurai faire la différence entre un homme qui a été élevé par des non-humains et un acteur. Mais si jamais les choses tournent mal, chérie, vous êtes mon dernier atout : vous avez accès au centre médical et vous connaissez tous leurs trucs. Si vous n’entendez plus parler de moi, vous saurez que vous êtes seule.
— Ben… ils ne vont quand même rien vous faire ?
— Je me bats contre un adversaire plus lourd que moi, mon petit.
— Je n’aime pas cela. Ben. Si vous réussissez à le voir, que comptez-vous faire exactement ?
— Je lui demanderai s’il désire quitter l’hôpital. S’il répond oui, je l’inviterai à venir avec moi. En présence d’un Juste Témoin, ils n’oseront pas l’en empêcher.
— Et… ensuite, Ben ? Il a besoin de soins médicaux. Il est incapable de s’en tirer seul. »
Ben se renfrogna. « J’y avais pensé. Je suis évidemment incapable de le soigner. Nous pourrions l’installer dans mon appartement…
— … et je le soignerai ! Voilà ce que nous allons faire, Ben !
— Doucement. Douglas trouvera certainement moyen de tirer un lapin de son chapeau et Smith retournera en tôle. Et nous l’y accompagnerons, peut-être bien. » Il plissa le front. « Je connais un homme qui pourrait peut-être s’en tirer.
— Qui ?
— Vous connaissez Jubal Harshaw ?
— Qui ne le connaît pas !
— C’est justement un de ses avantages : tout le monde le connaît. Il n’est par conséquent pas facile de le bousculer. Comme il est également docteur en médecine et avocat, ça devient trois fois plus difficile. Mais le plus important de tout, c’est qu’il est un individualiste si invétéré qu’il se battrait contre toute la Fédération avec un canif pour seule arme si l’envie l’en prenait – ce qui fait que ça devient huit fois plus difficile. J’ai fait sa connaissance lors des procès de la désaffection. C’est un ami, et je sais que je peux compter sur lui. Si j’arrive à tirer Smith de Bethesda, je l’amènerais chez Harshaw, dans les Poconos – qu’ils essaient d’aller l’y chercher ! Entre moi avec mon journal et Harshaw avec son amour de la bagarre, ils trouveront à qui parler ! »
7
Malgré l’heure tardive à laquelle elle s’était couchée, Jill prit son service dix minutes à l’avance. Suivant les conseils de Ben, elle n’avait pas l’intention de se mêler de sa tentative pour voir l’Homme de Mars, mais elle voulait être à proximité si jamais il avait besoin de renforts.
Il n’y avait pas de gardes dans le couloir. Les repas, les médicaments et deux patients qui devaient être opérés l’occupèrent pendant deux bonnes heures. Elle put néanmoins essayer la porte du K-12 ; elle était fermée, de même que celle du salon attenant. Elle pensa un moment à essayer d’entrer par le salon, mais son travail l’en empêcha. Elle se contenta de contrôler les allées et venues dans l’étage.
Ben ne se manifesta pas et un interrogatoire discret de son assistante lui apprit que ni Ben ni qui que ce soit n’était entré au K-12. Cela la surprit. Ben n’avait pas fixé d’heure, mais il avait certainement eu l’intention de prendre la citadelle d’assaut dès le début de la journée.
Voulant en avoir le cœur net, elle frappa à la porte de la salle de garde, entra et joua la surprise. « Oh ! Bonjour, docteur. Je pensais trouver le docteur Frame. »
L’interne de garde la regarda avec intérêt. « Je ne l’ai pas vu de la matinée. Je suis le docteur Brush. Puis-je vous être utile ? »
Jill faillit sourire devant sa réaction typiquement masculine. « Non, il n’y a rien pour le moment. Comment va l’Homme de Mars ?
— Hein ? »
Elle sourit. « Les infirmières sont dans le secret, vous savez. Votre patient…» Elle montra la porte de communication. Il parut sincèrement stupéfait. « Il était là ?
— Il n’y est donc plus ?
— Nous avons une Mrs Rose Bankerson, cliente du docteur Garner. Elle est arrivée tôt ce matin.
— Ah oui ? Et où est l’Homme de Mars ?
— Pas la moindre idée. Mais dites, c’est vrai que j’ai juste manqué l’occasion de voir Valentin Smith ?
— Il était là hier.
— Il y en a qui ont de la chance. Regardez ce qu’ils m’ont donné. » Il ouvrit le judas électronique. Sur l’écran, Jill vit, flottant dans le lit hydraulique, une petite femme, maigre et âgée.
« Pour quoi la soigne-t-on ?
— Mmmm… Si elle n’avait pas de l’argent plein les poches, on appellerait cela démence sénile. Officiellement, elle est entrée pour un check-up et une cure de repos. »
Jill bavarda encore un moment, puis prétendit avoir vu une lumière d’appel s’allumer, et sortit le registre de nuit. C’était bien cela : V.M. Smith, K-12 – transfert. Et au-dessous : Rose S. Bankerson (Mrs) – récept. K-12 (régime selon instr. docteur Garner – patient privé – pas d’ordres).
Pourquoi l’avaient-ils transféré de nuit ? Sans doute pour éviter les curieux. Mais où l’avaient-ils emmené ? En d’autres circonstances, elle se serait renseignée à la Réception, mais après l’émission truquée et ce qu’avait dit Ben… Elle décida d’attendre et d’ouvrir l’oreille.
Mais avant tout, elle alla à la cabine publique et appela Ben à son bureau. On lui répondit qu’il avait quitté la ville. Elle faillit perdre l’usage de la parole, puis demanda qu’il la rappelât dès son retour.