— Pourquoi dis-tu toujours « nous » ?
— Comme tu l’as gnoqué, c’était un Partage de l’Eau auquel tout le Nid participait. Mike s’est réveillé pour gnoquer avec toi, et nous avons tous communié ensemble. »
Jubal se hâta de laisser tomber également cette question. « Mike est donc enfin réveillé. Et voilà pourquoi tes yeux brillent.
— Pas seulement. Évidemment, nous sommes tous particulièrement heureux lorsque Mike est présent… bien qu’il ne soit jamais réellement absent. Ah Jubal, je gnoque que tu n’as pas gnoqué la plénitude de notre façon de partager l’eau, mais l’attente accomplira. Mike non plus ne le gnoquait pas au début… il pensait que ce n’était qu’un moyen pour fertiliser les ovules, comme sur Mars.
— Eh, le but premier est évidemment de faire des bébés ! Ce qui en fait un comportement stupide pour une personne de mon âge, qui n’a plus le désir d’augmenter le chiffre de la population. »
Jill secoua la tête. « Les bébés sont un résultat, mais non le but premier. Les bébés donnent une signification à l’avenir, ce qui est une grande bonté. Mais une femme n’a que deux ou trois, au maximum une douzaine d’enfants, alors qu’elle se partage des milliers de fois, et c’est cela le but essentiel de ce que nous pouvons faire si souvent mais que nous n’aurions besoin de faire que rarement s’il s’agissait seulement de nous reproduire. C’est un partage et un rapprochement, à jamais, pour toujours. Mike a gnoqué cela parce que, sur Mars, se rapprocher et féconder des ovules sont deux choses entièrement différentes, et il a aussi gnoqué que notre méthode était la meilleure. Que c’est merveilleux de ne pas être martien, mais d’être humain… et femme ! »
Il la regarda attentivement. « Jill… es-tu enceinte ?
— Oui, Jubal. J’avais gnoqué que l’attente était terminée et que j’étais libre de l’être. La plupart des autres n’avaient pas besoin d’attendre, mais Aube et moi avions trop de travail. Lorsque nous gnoquâmes que cet embranchement approchait, je gnoquai aussi qu’il serait suivi d’une attente. Tu comprends ce dont il s’agit. Mike ne reconstruira pas le Temple en une nuit, et sa Grande Prêtresse aura le temps de construire un bébé. L’attente accomplit toujours. »
De ce fatras hautement lyrique, Jubal retint surtout le fait central : que Jill croyait en cette possibilité. Il se promit d’y veiller et, si possible, de l’amener à la maison en temps utile. Les méthodes surnaturelles de Mike étaient sans doute excellentes, mais la présence d’un équipement moderne ne nuirait en rien. Même si cela ne leur plaisait pas, il se refusait à risquer la vie de Jill pour des questions de principe.
Jill était-elle la seule ? Il préféra ne pas aborder le sujet directement. « Où sont Aube et Mike ? On dirait d’ailleurs qu’il n’y a personne ce matin ? » On n’entendait en effet pas un seul bruit, mais le sentiment d’attente était plus fort que jamais. Cela lui rappelait l’attente qui avait précédé l’entrée des éléphants, la première fois qu’on l’avait emmené au cirque.
Jubal eut l’impression que, s’il avait été un tout petit peu plus grand, il aurait pu voir les éléphants par-dessus les têtes de la foule. Mais il n’y avait pas de foule.
« Aube m’a demandé de t’embrasser pour elle. Elle a du travail pour encore trois heures, environ. Mike aussi est occupé – il est entré en transe.
— Ah.
— Ne sois pas désappointé : tu le verras bientôt. Il fait un effort accru afin d’être libre pour toi… et aussi pour que nous soyons tous libres. Duke a fait tous les magasins de la ville pour trouver des magnétophones à grande vitesse, et tous ceux qui font à peu près l’affaire sont bourrés de symboles martiens. Quand Mike en aura fini, il sera libre. Aube vient de commencer à dicter. J’ai déjà effectué une session et je me suis interrompue pour venir te dire bonjour ; je vais y retourner une dernière fois. Je serai donc absente un peu plus longtemps qu’Aube. Voilà son baiser. Le premier était de moi. » Elle passa ses bras autour de son cou et l’embrassa avec avidité. « Seigneur ! Pourquoi avons-nous attendu si longtemps, je me le demande ? À tout de suite ! »
Jubal se rendit dans la salle à manger, où quelques-uns de ses frères prenaient leur petit déjeuner. Duke leva la tête, lui sourit, puis se remit à manger de bon appétit. Il ne paraissait pas avoir veillé toute la nuit… il en avait d’ailleurs veillé deux.
Becky Vesey se retourna en voyant Duke lever la tête et son visage s’éclaira. « Bonjour, vieux bouc ! » Elle le prit par une oreille, le fit asseoir, et lui murmura : « Je le savais bien. Pourquoi n’es-tu pas resté pour me consoler après la mort du professeur, hein, vilain ? » Elle continua à voix haute : « Nous allons te nourrir pendant que tu nous raconteras quelles diableries tu as complotées ces temps-ci.
— Un petit moment, Becky. » Jubal se releva et contourna la table. « Hello, capitaine ! As-tu fait bon voyage ?
— Sans incidents. C’est devenu une vraie promenade. Je ne pense pas que tu connaisses Mme van Tromp. Chérie, je te présente le seul et unique Jubal Harshaw. Heureusement d’ailleurs qu’il n’y en a pas deux. »
La femme du capitaine était une grande femme pas spécialement jolie, avec le regard calme de celles qui ont vu mourir leurs proches. Elle se leva pour embrasser Jubal. « Tu es Dieu.
— Tu es Dieu », répondit Jubal après une seconde d’hésitation. Autant se faire à ce rituel… Tonnerre ! À force de le dire, il finirait peut-être par y croire, et cela prenait un ton particulièrement amical avec l’épouse du capitaine. Oui… elle embrassait même mieux que Jill. Elle… comment Anne avait-elle décrit cela ?… y donnait toute son attention. Elle n’était nulle part ailleurs.
« Je suppose, que je ne devrais pas être surpris de te voir ici ? dit-il à van Tromp.
— Bah ! rétorqua l’astronaute, un homme qui fait régulièrement le voyage de Mars doit apprendre à palabrer avec les indigènes, tu ne crois pas ?
— Juste pour bavarder un moment ?
— Il n’y a pas que cela. » Le capitaine avança la main vers un toast, qui « coopéra ». « Bonne nourriture, bonne compagnie.
— Oui, évidemment.
— Jubal ! appela Mme Vesant. La soupe est servie ! » Jubal regagna sa place… jus d’orange, œufs sur le plat et autres mets de choix l’attendaient. Becky le tira de sa contemplation en lui tapant sur la cuisse. « Une belle séance de prières, mon poulain.
— Retourne à tes horoscopes, femme !
— Ah oui ! à propos, chéri. Dis-moi donc l’heure exacte à laquelle tu es né.
— Je suis né en trois jours successifs. Ils ont dû me sortir en tronçons. »
Becky répondit sèchement : « Je la découvrirai, ne t’en fais pas.
— La mairie a brûlé lorsque j’avais trois ans. Tu n’y arriveras pas.
— Tu paries ?
— Arrête de me harceler ou tu t’apercevras peut-être que tu n’es pas trop grande pour prendre la fessée. Comment va tu, beauté ?
— Regarde-moi et dis-moi ce que tu en penses.
— En bonne santé. Tu as un peu grossi. Tu t’es teint les cheveux.
— Non. Il y a des mois que je ne me sers plus de henné. Allez mon vieux, mets-toi-y et nous te débarrasserons de ces cheveux blancs !
— Je refuse de rajeunir. J’ai eu énormément de mal à parvenir a ma décrépitude présente et je tiens à en profiter. Cesse de papoter et laisse-moi enfin manger.
— Oui, monsieur. Vieux bouc, va ! »