Jubal se levait juste de table lorsque l’Homme de Mars entra « Père ! Oh, Jubal ! » Mike l’étreignit et l’embrassa.
Jubal se libéra avec douceur. « Allons, fils, assieds-toi et mange. Je te tiendrai compagnie.
— Je n’étais pas venu pour déjeuner, mais pour te voir. Allons dans un endroit plus calme.
— D’accord. »
Ils trouvèrent un petit salon inoccupé. Mike tirait Jubal par la manche comme un petit garçon qui vient de retrouver son grand-père favori. Mike installa Jubal dans un confortable fauteuil et s’allongea sur le divan. La pièce avait de grandes fenêtres donnant sur l’aire d’atterrissage et Jubal se leva pour tourner son fauteuil de façon à ne pas avoir la lumière dans les yeux. Il fut légèrement contrarié de voir que le fauteuil se tournait de lui-même. Évidemment, la télékinésie évitait bien du travail et des dépenses (en tout cas de blanchissage : sa chemise éclaboussée de spaghettis était si fraîche qu’il l’avait remise), et était certainement supérieure à des mécanismes tombant toujours en panne. Mais il n’avait pas l’habitude. Cela l’effrayait toujours un peu, comme les voitures automobiles avaient effrayé les chevaux vers l’époque où il était né.
Duke entra et leur servit du cognac. « Merci, cannibale, lui dit Mike. Tu es le nouveau maître d’hôtel ?
— Il faut bien que quelqu’un le fasse, monstre. Tous les autres sont courbés comme des esclaves sur les microphones.
— Ils n’en ont plus que pour deux heures et tu pourras recommencer à te vautrer dans la débauche. Le travail est fait, cannibale. Terminé.
— Tout le fichu langage martien d’un coup ? Il doit y avoir des condensateurs claqués dans ta cervelle.
— Oh, non ! Seulement la connaissance élémentaire que j’en avais, et ma cervelle n’est plus qu’un sac vide. Des intellectuels comme Mahmoud vont aller sur Mars pendant un siècle pour combler mes innombrables lacunes. J’ai fait un bon travail : six semaines de temps subjectif depuis cinq heures du matin. Et maintenant, mes vaillants aides pourront finir la besogne pendant que je me repose. » Mike s’étira et bâilla. « Ça fait du bien de savoir qu’on a un travail derrière soi.
— Tu auras attaqué autre chose avant la fin de la journée. Patron, ce monstre de Martien n’en a jamais assez. C’est la première fois depuis deux mois que je le vois se reposer. C’est un vice pire que l’alcool. Tu devrais venir nous voir plus souvent ; ton influence est salutaire.
— À Dieu ne plaise !
— Sors d’ici, cannibale, et cesse de raconter des mensonges.
— J’en suis devenu bien incapable, ce qui est un gros handicap dans les boîtes que je fréquente », rétorqua Duke avant de sortir.
Mike leva son verre. « Partage l’eau, Père.
— Bois ton saoul ! Fils.
— Tu es Dieu.
— Je veux bien accepter cela de la part des autres, Mike, mais ne me fais pas le coup, toi. Je te connaissais quand tu n’étais « encore qu’un œuf ».
— D’accord, Jubal.
— J’aime mieux ça. Depuis quand bois-tu le matin ? Si tu commences à ton âge, tu vas te ruiner l’estomac et tu ne deviendras jamais un paisible vieil ivrogne comme moi. »
Mike examina son verre. « Je ne bois que pour partager ; cela ne me fait aucun effet, à moins que je ne le désire. Une fois, j’ai essayé, jusqu’à perdre conscience. C’est une curieuse sensation, plutôt mauvaise, je gnoque. Une façon de se désincarner un moment sans se désincarner vraiment. Je peux obtenir un effet analogue mais bien meilleur, en me retirant, et il n’y a pas de dégâts à réparer par la suite.
— C’est économique.
— Bah ! ce n’est pas pour la facture. En fait, nous dépensions moins pour le temple entier que vous aux Poconos. Nous avions si peu de besoins que je me demandais quoi faire avec l’argent qui ne cessait d’affluer.
— Pourquoi faisiez-vous la quête, alors ?
— Il faut les faire payer, Jubal. Les jobards ne prendraient pas ça au sérieux si c’était gratuit.
— Je me demandais si tu le savais.
— Oh oui, je gnoque le client, Jubal ! Au début, je prêchais gratuitement. Ça ne marchait pas. Les hommes ont beaucoup de progrès à faire pour être capable d’accepter un don gratuit. Je ne leur donne jamais rien gratis avant le Sixième Cercle… Il est bien plus difficile d’accepter que de donner.
— Tu devrais écrire un livre de psychologie humaine, Fils.
— C’est fait, mais il est en martien. Mahmoud a l’enregistrement. » Mike but lentement et avec un visible plaisir. « Nous sommes quelques-uns à ne pas détester ça : Saül, moi, Sven et deux ou trois autres. J’ai appris à ne lui laisser avoir qu’un léger effet, un rapprochement euphorique assez proche de celui de la transe. » Il en prit une autre gorgée. « C’est ce que je fais ce matin, pour être heureux avec toi. »
Jubal le regarda attentivement. « Fils, quelque chose te tourmente.
— Oui.
— Veux-tu t’en décharger ?
— Oui. Père, c’est toujours une grande bonté d’être avec toi, même lorsque rien ne me tracasse. Tu es le seul être humain auquel je puisse parler en étant certain qu’il gnoquera sans en être accablé. Jill… Jill gnoque toujours, mais lorsque c’est une chose douloureuse, elle en souffre encore plus que moi. Aube c’est pareil. Patty me déchargera certes de ma douleur… mais ce sera en l’endossant elle-même. Ils sont trop vulnérables pour que je partage avec eux une chose que je n’ai pas encore pu gnoquer et chérir avec plénitude. » Mike se plongea dans ses pensées. « Oui… reprit-il, la confession est nécessaire. Les Catholiques le savent bien. Les Fostérites, eux, ont une confession collective. Mais il faut des hommes forts pour cela… le « péché » est rarement un grand mal, mais le pécheur croit que son péché en est un, et lorsqu’on gnoque avec lui, cela peut faire mal. J’en sais quelque chose. »
Mike continua sur un ton plus grave. « La bonté ne suffit pas, la bonté ne suffit jamais. Ce fut une de mes premières erreurs, car chez les Martiens bonté et sagesse sont une seule et même chose. Il n’en va pas de même pour nous. Prends Jill, par exemple. Lorsque je l’ai rencontrée, sa bonté était parfaite, ce qui ne l’empêchait pas d’être dans un désordre mental complet. J’ai failli la détruire, et moi du même coup, car mon désordre n’était pas moindre que le sien. Ce fut son infinie patience, une qualité bien rare sur cette planète, qui nous sauva… Elle m’apprit à être humain, et je lui enseignai ce que je savais.
« Mais la bonté seule ne suffit jamais. Pour qu’elle puisse accomplir le bien, il faut une sagesse froide et implacable. La bonté sans sagesse a toujours le mal pour fruit. Et voilà, ajouta-t-il, pourquoi j’ai besoin de toi, Père. J’ai besoin de ta sagesse et de ta force, car il faut que je me confesse à toi. »
Jubal se tortillait littéralement sur son fauteuil. « Nom d’un chien, Mike, ne fais pas tout ce théâtre. Dis-moi simplement ce qui te tourmente ; nous trouverons bien une solution.
— Oui, Père. »
Mais Mike ne continua pas. Jubal finit par lui demander : « C’est la destruction de ton Temple qui t’abat ainsi ? je ne t’en blâmerais pas, mais tu n’es pas fauché, tu pourras le reconstruire.
— Oh non, ça n’a pas la moindre importance !
— Vraiment ?
— Ce temple était un journal de bord dont toutes les pages étaient remplies. Il était temps d’en changer, plutôt que d’écrire entre les lignes. Le feu ne peut détruire les expériences… et d’un point de vue vulgairement politique, cette persécution spectaculaire nous aura aidés, en définitive. Le martyre et la persécution sont la meilleure publicité des églises. En fait, Jubal, ces jours passés ont agréablement rompu la routine. Il n’y a pas de quoi se désoler. » Son expression changea. « Père… j’ai appris depuis peu que j’étais un espion.