— Que veux-tu dire par là, Fils ?
— Pour les Anciens. Ils m’ont envoyé ici pour espionner les hommes. »
Jubal réfléchit. « Écoute, Mike. Je sais que tu es brillant. Tu possèdes des pouvoirs que je n’ai pas et que je n’avais jamais vu chez personne. Mais on peut être un génie et être néanmoins victime d’illusions.
— Je sais. Laisse-moi tout t’expliquer et tu jugeras si je suis fou ou non. Tu sais comment fonctionnent les satellites de surveillance des Forces de Sécurité ?
— Non.
— Je ne parle pas des détails qui intéresseraient Duke, mais du principe général. Ils orbitent autour du globe en enregistrant toutes les informations qu’ils peuvent recueillir. À un moment donné, leur émetteur se met en marche et ils envoient tous ces renseignements sur Terre. C’est exactement ce qu’ils ont fait avec moi. Tu sais que dans le Nid nous nous servons de ce que l’on appelle télépathie.
— J’ai bien été contraint d’y croire.
— C’est un fait. Mais cette conversation est privée, et de plus aucun des nôtres n’essaierait de te lire. Je ne sais pas d’ailleurs s’ils y parviendraient. Même la nuit dernière, la liaison passait par l’esprit d’Aube et non par le tien.
— Voilà au moins une petite consolation.
— Je ne suis « qu’un œuf » dans cet art, mais les Anciens y sont passés maîtres. Tout en maintenant un lien avec moi, ils m’ont laissé vivre ici librement, sans chercher à m’influencer – puis, ils ont déclenché la « transmission » et m’ont vidé de tout ce que j’avais fait, vu, entendu et gnoqué ici. Non, cela n’a pas été effacé de mon esprit : ils l’ont simplement lu, comme on fait une copie d’une bobine magnétique. Mais je l’ai senti… et c’était terminé avant que je ne puisse réagir. Puis, ils ont coupé le lien. Je n’ai même pas eu le temps de protester.
— Eh bien ! Il semble qu’ils se soient honteusement servi de toi.
— Pas selon leurs critères. Et je n’aurais pas protesté – j’aurais sans doute accepté avec enthousiasme – si je l’avais su avant mon départ de Mars. Mais ils tenaient à ce que je l’ignore, afin que je puisse gnoquer sans interférence.
— Soit, mais maintenant, tu es débarrassé de cette surveillance importune… et il me semble qu’aucun mal n’a été fait. »
Mike secoua imperturbablement la tête. « Je vais te raconter une histoire, Jubal. Écoute-moi bien jusqu’au bout. » Il lui fit le récit de la destruction de la Cinquième Planète de Sol, dont il ne reste que des ruines, sous forme d’astéroïdes. « Alors, qu’en penses-tu, Jubal ?
— Cela me fait penser au mythe du Déluge.
— Non, Jubal. Le Déluge n’est pas un fait certain. Mais es-tu certain que Pompéi et Herculanum ont été détruites ?
— Certes. Ce sont des faits prouvés.
— Eh bien, Jubal, la destruction de la Cinquième Planète n’est pas un mythe – mais un fait aussi certain, aussi prouvé que cette éruption du Vésuve. Les Martiens l’ont enregistrée avec infiniment plus de détails que vous n’en aurez jamais sur la destruction de Pompéi.
— Bien, bien, inutile d’enfoncer le clou. Dois-je en conclure que tu crains que les Anciens de Mars ne réservent le même traitement à notre planète ? Tu me pardonneras si je te dis que je trouve cela un peu difficile à avaler.
— Tu sais, Jubal, il n’y a pas besoin d’être un Ancien pour cela. Il suffit d’une certaine connaissance de la composition de la matière, et le même type de contrôle à distance que tu m’as vu utiliser en maintes occasions. Au début, il faut simplement gnoquer ce que l’on désire manipuler. Je peux le faire, en ce moment même. Disons un bloc proche du centre de la Terre, de cent kilomètres de diamètre par exemple – c’est beaucoup plus qu’il n’en faut, mais nous voulons faire cela vite et sans douleur, ne serait-ce que pour faire plaisir à Jill. On sent soigneusement sa dimension et son emplacement, on gnoque avec précision la cohésion de sa matière…» Le visage de Mike perdit toute expression et ses yeux se révulsèrent.
« Hé là ! s’exclama Jubal. Arrête cela instantanément ! Peu m’importe que tu en sois capable ou non, mais je t’interdis d’essayer ! »
Le visage de l’Homme de Mars redevint normal. « Mais je ne l’aurais jamais fait, Jubal. Je gnoque que ce serait un très grand mal – je suis un être humain.
— Mais pour eux, ce ne serait pas un mal ?
— Oh non ! Les Anciens gnoqueraient sans doute que c’est une grande beauté. Oui, j’ai la discipline pour le faire… mais pas la volonté. Jill aussi pourrait le faire… je veux dire qu’elle pourrait contempler la méthode exacte. Mais elle ne pourrait jamais le vouloir : elle aussi est humaine, et cette planète est la sienne. L’essence de la discipline est d’abord la connaissance de soi, puis le contrôle de soi. Mais je suis certain que lorsqu’un homme en est arrivé au stade d’évolution ou il devient capable de détruire la planète par cette méthode, au lieu de se servir des encombrantes bombes au cobalt, il est devenu incapable de le vouloir. Oui, je le gnoque avec plénitude. Il se désincarnerait, ce qui mettrait un point final à la menace qu’il représenterait : nos Anciens ne sont pas omniprésents comme ceux de Mars… je le pense, du moins.
— Je vois… Pendant que nous y sommes, j’aurais bien aimé éclaircir un autre sujet. Tu ne cesses de parler de ces « Anciens » sur le même ton dont je parle du chien de la voisine. Je dois avouer que je ne mords pas aux fantômes. À quoi ressemblent ces « Anciens » ?
— À n’importe quel autre Martien.
— Comment peut-on savoir qu’il ne s’agit pas d’un simple Martien adulte, alors ? Ils traversent les murs, ou quoi ?
— Tous les Martiens en sont capables. Je l’ai encore fait hier.
— Quoi alors ? Ils ont un halo lumineux ?
— Non. On les voit, on les entend, on les touche… tout. C’est comme une image stéréo, mais parfaite, et qui est mise directement dans votre esprit. Sur Mars toutes ces explications seraient superflues… Écoute, Jubal, si tu avais assisté à la désincarnation, à la mort d’un ami, puis avais aidé à le manger… et si ensuite tu avais vu et touché son fantôme, parlé avec lui… croirais-tu aux fantômes alors ?
— Eh… ou bien cela, ou bien que j’ai perdu la boule !
— Bien sûr, ici ce pourrait être une hallucination, mais sur Mars… ou bien la planète entière est victime d’une hallucination collective, ou bien l’autre explication est la bonne, ce que toutes mes expériences là-bas ont confirmé. Sur Mars, les « fantômes » représentent la partie la plus puissante, et de loin la plus nombreuse, de la population. Les vivants, les incarnés vont chercher l’eau et coupent le bois : ils sont les serviteurs des Anciens.
— Soit, soit. C’est contraire à toute mon expérience, mais celle-ci est provinciale, limitée à cette planète. Tu crains donc qu’ils nous détruisent ?
— Je ne le crains pas, non… Je pense – ce n’est qu’une supposition ; je ne le gnoque pas – qu’il n’existe que deux possibilités : nous détruire ou tenter de nous conquérir culturellement, de façon à nous rendre semblables à eux.
— Et tu ne crains pas qu’ils nous fassent sauter ? C’est un point de vue bien olympien.
— Il est fort possible qu’ils le fassent, dit Mike en hochant la tête. Pour eux, vois-tu, nous sommes des malades, des infirmes… la façon dont nous agissons envers nos pareils, notre manque de compréhension et notre incapacité totale à nous gnoquer mutuellement, nos guerres, nos famines, nos maladies, notre cruauté… ils doivent nous considérer comme des fous incurables. Si, si, je le sais. Je pense donc qu’ils se décideront pour… une sorte d’euthanasie. N’étant pas un Ancien, je n’en suis bien entendu pas certain. Mais comprends-moi bien, Jubal, s’ils se décident, ce sera…» Mike réfléchit longtemps. «… dans un minimum de cinq cents ans, plus probablement cinq mille.