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— N’as-tu pas peur de jouer à Dieu ? »

Mike eut un sourire joyeux et éhonté. « Je suis Dieu. Tu es Dieu… et tous les bonshommes que je fais disparaître sont Dieu. On dit que Dieu voit le moindre moineau. Certes. Ce que l’on peut dire de plus précis en anglais, c’est que Dieu ne peut pas ne pas voir le moineau parce que le Moineau est Dieu. Et lorsqu’un chat poursuit un moineau, tous les deux sont Dieu, accomplissant les pensées de Dieu. »

Un autre aérocar s’apprêta à atterrir et disparut. Jubal ne fit aucun commentaire. « Combien en avez-vous mis hors jeu hier soir, à vous deux ?

— Dans les quatre cent cinquante ; je n’ai pas compté exactement. La ville est assez grande. Pour quelque temps, elle sera un peu plus présentable. Elle n’est pas guérie, bien sûr – la seule guérison est la discipline. » Mike ne souriait plus. « Et voilà ce dont je voulais te parler, Père. Je crains d’avoir induit nos frères en erreur.

— Comment cela, Mike ?

— Ils sont trop optimistes. Ils voient comment cela marche bien pour nous – ils sont heureux, forts, en bonne santé, ils s’aiment profondément… et ils savent tout cela. Ils croient gnoquer que ce n’est qu’une question de temps pour que la totalité de la race humaine connaisse la même béatitude. Oh ! pas demain, certes… certains gnoquent même que deux mille années ne sont qu’un instant pour une telle mission. Mais un jour, oui, un jour…

« Oui, Jubal, c’est ce que je pensais au début. Et c’est à cause de moi qu’ils le pensent.

« Mais j’avais négligé un point crucial :

« Les êtres humains ne sont pas des Martiens.

« J’ai fait cette erreur je ne sais combien de fois. Je me corrigeais, et puis je la commettais de nouveau. Ce qui est efficace pour les Martiens ne l’est pas nécessairement pour les hommes. Certes, la logique conceptuelle qui ne peut être exprimée qu’en martien vaut pour les deux races. La logique est immuable, oui… mais les faits sont différents. Les résultats le sont donc aussi.

« Je ne comprenais pas pourquoi, quand des gens avaient faim, quelques-uns d’entre eux ne se proposaient pas pour être mangés par les autres… Sur Mars, cela va de soi, et c’est un honneur. Je ne comprenais pas pourquoi on attachait tant de prix aux bébés. Sur Mars, Abby et Fatima auraient été jetées dehors, pour vivre ou pour mourir, et neuf nymphes sur dix meurent au cours de la première saison. Ma logique était saine mais je confondais les faits : ici, les bébés ne luttent pas, seulement les adultes ; sur Mars, les adultes ne luttent jamais, la sélection naturelle étant déjà effectuée chez les bébés. Mais d’une façon ou d’une autre, il y a lutte et sélection… autrement une race descend la pente.

« Je ne sais pas si je me trompais en essayant de supprimer toute compétition. Mais depuis peu je commence à gnoquer que la race humaine ne le permettra pas, quoi qu’il arrive. »

Duke passa la tête dans l’entrebâillement de la porte. « Mike ? Tu as regardé dehors ? La foule commence à s’assembler autour de l’hôtel.

— Je sais. Dis aux autres que l’attente n’est pas accomplie. » Il se tourna de nouveau vers Jubal. « Tu es Dieu » n’est pas un message de joie et d’espérance, Jubal. C’est un défi, une affirmation hardie et inébranlable de notre responsabilité personnelle. Mais cela, continua-t-il tristement, je parviens rarement à le faire comprendre. Seuls les rares qui sont ici avec nous, nos frères, l’ont compris et ont accepté d’en boire l’amertume en même temps que la douceur ; ceux-là se sont dressés et ont gnoqué. Les autres, des centaines de milliers d’autres, n’ont voulu y voir qu’un butin que l’on obtient sans lutter, une « conversion », ou bien l’ont tout simplement ignoré. Quoi que j’aie pu dire, ils maintenaient que Dieu était un être extérieur à eux-mêmes, placé là dans l’unique but d’aimer et de consoler n’importe quel paresseux un peu faible d’esprit. Ils se refusent à envisager que ce sont eux qui doivent fournir un effort, et que ce sont eux qui sont responsables de la situation dans laquelle ils se trouvent. »

L’Homme de Mars secoua la tête. « Mes échecs sont tellement plus nombreux que mes réussites que je me demande si je ne découvrirai pas, lorsque je gnoquerai pleinement, que je suis sur la mauvaise voie… et que cette race doit être divisée, doit lutter et haïr, être perpétuellement en guerre contre elle-même, pour que la sélection indispensable puisse s’opérer. Dis-moi, Père ? Il faut que tu me le dises.

— Mais Mike ! Qu’est-ce qui peut bien te faire croire que je suis infaillible ?

— Peut-être ne l’es-tu pas. Mais chaque fois que j’avais besoin de savoir quelque chose, tu as pu me le dire, et la plénitude a toujours montré que tu avais parlé juste.

— Non ! Je refuse énergiquement cette apothéose ! Mais il y a une chose que je vois, Fils. Tu ne cesses d’inciter les autres à ne jamais se presser. « L’attente accomplira », dis-tu toujours.

— C’est exact.

— Et maintenant, tu violes ta propre règle. Tu n’as pas attendu longtemps ; très, très peu même, selon les critères martiens, et tu songes déjà à abandonner. Tu as prouvé que ton système était parfaitement efficace dans le cadre d’un petit groupe ; je suis le premier à reconnaître que je n’ai jamais vu des gens aussi dynamiques, heureux et en bonne santé. Cela devrait te suffire, après y avoir consacré si peu de temps. Nous en reparlerons lorsque vous serez mille fois plus nombreux, tous aussi ardents, heureux et dénués de jalousie. D’accord ?

— Tu parles juste, Père.

— Je n’ai pas terminé. Si j’ai bien compris, ce qui te fait peur c’est que l’humanité a peut-être besoin des maux dont elle souffre, afin d’opérer l’indispensable sélection naturelle. Mais cré nom, mon garçon, tu l’as effectuée, cette sélection ! Ou, plus exactement, ce sont les quatre-vingt-dix-neuf pour cent d’échecs qui l’ont faite eux-mêmes en ne t’écoutant pas… Avais-tu projeté d’éliminer l’argent et la propriété ?

— Absolument pas ! À l’intérieur du Nid nous n’en avons pas besoin, mais…

— Aucune famille saine n’en a besoin, mais il vous le faut dans vos rapports avec l’extérieur. Sam m’a dit que les frères, loin de se désintéresser des biens de ce monde, sont plus rusés que jamais en ce qui concerne l’argent. C’est exact ?

— Oh, oui ! C’est facile de faire de l’argent une fois que l’on gnoque.

— Tu viens d’inventer une nouvelle béatitude : « Béni soit le riche en esprit, car il fera de la galette. » Et comment se comportent-ils dans d’autres domaines ? Mieux ou moins bien que la moyenne ?

— Mieux, évidemment. Comprends-moi, Jubal, ce n’est pas une foi. La discipline est très précisément, ni plus ni moins, une méthode permettant de fonctionner efficacement dans tous les domaines.

— Et voilà, Fils, tu as donné toi-même la réponse à la question qui te tourmentait. Si ce que tu dis est vrai, ce dont je ne préjuge pas, la compétition, loin d’être éliminée, sera plus féroce que jamais. Si zéro virgule un pour cent de la population sont capables de comprendre ce que tu leur apportes, il suffit que tu le leur montres, et ils verront. En l’espace de quelques générations, les sots dépériront et ceux qui posséderont ta discipline hériteront de la Terre. Quand cela arrivera, que ce soit dans mille ans ou dans dix mille, il sera toujours temps de penser à de nouveaux obstacles qui leur feront faire un saut de plus. Ne te décourage pas s’il n’y en a qu’une douzaine qui soient devenus des anges en l’espace d’une nuit. Je n’aurais jamais cru qu’un seul d’entre eux y parviendrait. Je pensais que tu allais te rendre ridicule en te mettant à prêcher. »