— De quelle université êtes-vous ? »
Berquist intervint : « Allons voir le patient, Ben. Tu pourras interroger le docteur Tanner après.
— D’accord. »
Tanner jeta un coup d’œil à ses cadrans, puis regarda par un judas. Ensuite il ouvrit une porte et, un doigt sur les lèvres, les précéda dans la pièce voisine.
La chambre était sombre. « Ses yeux ne sont pas accoutumés à notre lumière », expliqua-t-il à mi-voix. Il avança vers un lit hydraulique placé au centre de la chambre. « Mike, je suis venu avec des amis qui veulent vous voir. »
Caxton approcha. Un jeune homme flottait dans le lit, à moitié enfoui dans les replis du plastique, couvert d’un drap montant jusqu’au cou. Il les regarda sans rien dire. Son visage lisse et rond était dénué d’expression.
Pour autant que Ben pût en juger, c’était l’homme qu’il avait vu à la stéréo. Il eut la sale impression que Jill lui avait lancé une grenade amorcée – sous la forme d’un procès en diffamation. « Vous êtes Valentin Michaël Smith ? demanda-t-il.
— Oui.
— L’Homme de Mars ?
— Oui.
— Vous êtes apparu à la stéréo hier soir ? » L’Homme ne répondit pas. Tanner dit : « Il ne doit pas avoir compris. Mike, vous souvenez-vous de ce que vous avez fait avec Mr. Douglas, hier soir ? »
Le visage rond s’éclaira. « Des lumières. Beaucoup de lumières. Ça fait mal.
— Oui, la lumière blesse vos yeux. Mr. Douglas vous a fait dire bonjour aux gens. »
Le patient sourit imperceptiblement. « Long voyage dans chaise.
— D’accord, dit Caxton, je suis convaincu. Ils vous traitent bien, Mike ?
— Oui.
— Vous n’êtes pas obligé de rester ici, vous savez. Vous pouvez marcher ? »
Tanner se hâta d’intervenir : « Mais enfin, Mr. Caxton…» Berquist le fit taire en posant la main sur son bras. « Je peux marcher… un peu. Fatigué.
— Je veillerai à ce que vous ayez un fauteuil roulant. Si vous ne voulez pas rester ici, Mike, je vous mènerai où vous voudrez. »
Tanner rejeta la main de Berquist. « Vous n’avez pas le droit !
— Est-il un homme libre ? insista Caxton, ou bien un prisonnier ?
— Il est libre, évidemment ! répondit Berquist. Calmez-vous docteur. Laissez l’imbécile creuser sa propre tombe.
— Merci, Gil. Vous l’avez entendu, Mike. Vous êtes libre. Vous pouvez aller où il vous plaît. »
Le patient regarda Tanner d’un air effrayé. « Non ! Non non, non !
— D’accord, d’accord.
— Mr Berquist, dit Tanner sèchement. Je pense que cela suffit !
— D’accord, docteur. Terminé, Ben.
— Attendez… une dernière question. » Caxton réfléchit avec acharnement, pour en tirer le meilleur parti possible. Il semblait que Jill s’était trompée hier soir – et pourtant non, elle ne s’était pas trompée.
— « Une dernière, concéda Berquist à contrecœur.
— Merci… Hum… Mike, hier soir, Mr Douglas vous a posé plusieurs questions. » Le patient ne fit aucun commentaire « Voyons, il vous a demandé ce que vous pensiez de nos filles, n’est-ce pas ? »
Le visage du patient s’éclaira d’un large sourire et il poussa une exclamation enthousiaste.
« Oui. Mike… où et quand avez-vous vu ces filles ? »
Le sourire s’évanouit. Le patient regarda Tanner, puis se raidit. Ses yeux se révulsèrent et il se recroquevilla dans la position du fœtus, les genoux relevés, la tête sur la poitrine, les bras croisés.
« Sortez d’ici ! » cria Tanner. Il se précipita pour prendre le pouls du patient.
« C’est le comble ! s’exclama Berquist sauvagement. Caxton vous sortez ou faut-il que j’appelle les gardes ?
— Oh, nous y allons », dit Caxton. Tous sortirent, sauf Tanner, et Berquist referma la porte.
« Juste une question, Gil, insista Caxton. Il est enfermé depuis son arrivée sur Terre. Alors, où a-t-il vu ces filles ?
— Hein ? Tu veux rire ? Il en a vu des tas. Des infirmières, des laborantines… Tu sais bien.
— Je ne sais rien du tout. Je me suis laissé dire qu’il n’avait que des infirmiers hommes et que toute visite féminine était strictement interdite.
— Quoi ? Ne sois pas ridicule. » Berquist paraissait ennuyé, mais soudain il sourit. « Tu as bien vu qu’il y avait une infirmière avec lui à la stéréo hier soir.
— Oh, ça, je l’ai vu. » Caxton n’insista pas.
Ils ne se mirent à parler que lorsque le taxi eut décollé. Frisby lui fit remarquer : « Ben ? Je ne pense pas que le secrétaire général déposera une plainte contre vous. Néanmoins, si vous pouvez joindre la personne qui est à l’origine de cette rumeur, il serait peut-être bon d’obtenir une déposition en règle.
— Ne vous inquiétez pas, Mark. Il ne m’attaquera pas. » Ben se mordilla le pouce. « Qu’est-ce qui nous dit que c’était bien l’Homme de Mars ?
— Enfin, voyons, Ben…
— Comment le savons-nous ? Nous avons vu un homme dans un lit, mais nous n’avons que la parole de Berquist pour nous assurer que c’était bien le bon – et Berquist a commencé sa carrière politique en publiant des démentis. Nous avons également vu un inconnu, qui se dit psychiatre – lorsque j’ai voulu lui demander où il avait fait ses études, je me suis fait envoyer sur les roses. Mr. Cavendish, avez-vous remarqué un fait quelconque qui vous aurait convaincu que ce type était bien l’Homme de Mars ? »
Cavendish tourna la tête vers lui. « Ma fonction n’est pas d’avoir des opinions. Je vois, j’entends – c’est tout.
— Désolé.
— Avez-vous encore besoin de moi en ma capacité professionnelle ?
— Euh… non, Mr. Cavendish. Et merci.
— C’est moi qui vous remercie. Ce fut très intéressant. » Le vieux monsieur ôta la cape blanche qui le différenciait des mortels ordinaires, et son expression s’adoucit.
« Si j’avais pu me faire accompagner d’un des membres de l’équipage du Champion, continua Caxton, j’aurais pu en avoir le cœur net.
— Je dois admettre, intervint Cavendish, que j’ai été surpris par une chose que vous n’avez pas faite.
— Oui ? Qu’ai-je pu oublier ?
— Les callosités.
— Les callosités ?
— Bien sûr. On peut lire l’histoire d’un homme dans ses callosités. Je me souviens avoir lu une monographie sur le sujet dans le Bulletin du Témoin. Ce jeune homme de Mars n’a jamais porté de chaussures semblables aux nôtres et a vécu dans une gravité trois fois plus faible que la nôtre, et les callosités de ses pieds devraient en témoigner.
— Damnation ! Pourquoi ne nous l’avez-vous pas suggéré ?
— Je vous demande pardon ? » Le vieil homme se redressa et ses narines se dilatèrent. « Je suis un Juste Témoin, monsieur, pas un participant.
— Désolé. » Caxton prit une soudaine décision. « Retournons. Il faut aller examiner ses pieds… même si je dois faire sauter la boîte pour y arriver !
— Comme je me suis laissé entraîner à en discuter, il vous faudra faire appel à un autre Témoin.
— Ah oui, c’est vrai…» Caxton se rembrunit.
« Calmez-vous, Ben, lui conseilla Frisby. Vous êtes assez impliqué comme cela. Personnellement, je suis convaincu que c’était l’Homme de Mars. »
Caxton les déposa, puis fit planer le taxi en position d’attente pour pouvoir réfléchir. Il y était entré une fois – avec un avocat et un Témoin. Exiger de le voir une seconde fois dans la même matinée, ce serait aller trop loin. Il s’exposerait à un refus catégorique.