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Lorsque Jill fut sortie, l’Homme de Mars se rassit, mais ne reprit pas son livre d’images. Il se contenta d’attendre avec ce que l’on pourrait nommer de la « patience », faute d’un meilleur terme pour décrire cette attitude typiquement martienne. Il resta tranquille, calme et heureux, parce que son frère lui avait dit qu’il reviendrait. Il était prêt à attendre sans bouger, sans rien faire, pendant plusieurs années.

Il n’avait pas une idée précise du temps qui s’était écoulé depuis qu’il avait partagé l’eau avec son frère. Non seulement le temps et l’espace étaient curieusement déformés dans ce lieu, avec des séquences visuelles et sonores qu’il n’avait encore pu gnoquer, mais la culture de son nid appréhendait le temps autrement que les humains ne le font. La différence n’était pas imputable à une plus grande longévité, comptée en années terrestres, mais à une attitude fondamentale. On ne pouvait pas davantage exprimer en martien : « Il est plus tard que vous ne croyez », que « Trop de hâte nuit », quoique pour des raisons différentes. La première notion était inconcevable, tandis que la seconde était un truisme Martien jamais exprimé, aussi superflu que de dire à un poisson de se mettre dans l’eau. Mais « Ce qui était au Commencement est, et sera toujours » était si Martien en esprit qu’il était plus facile de le traduire que « deux et deux font quatre », affirmation qui, sur Mars, n’avait rien de trivial.

Smith attendit.

Brush entra et le regarda ; Smith ne bougea pas. Brush ressortit.

Lorsque Smith entendit une clef tourner dans la serrure de la porte extérieure, il se souvint avoir entendu le même bruit quelque temps avant la dernière visite de son frère, et il modifia son métabolisme en conséquence, pour le cas où le même événement suivrait. Il fut étonné de voir la porte s’ouvrir et Jill se glisser dans la chambre, car il ne s’était pas rendu compte que c’était une porte. Mais il le gnoqua immédiatement et s’abandonna à la plénitude joyeuse qui ne naît qu’en présence de vos petits, d’un frère par l’eau et, dans certaines circonstances, d’un Ancien.

Sa joie était toutefois tempérée par la conscience que son frère ne la partageait pas – il semblait au contraire empli d’une détresse comme on n’en conçoit que chez une personne qui est sur le point de se désincarner à cause d’un manque ou d’un échec honteux. Mais Smith avait appris que ces créatures pouvaient supporter sans en mourir des émotions affreuses à contempler. Son frère Mahmoud subissait cinq fois par jour une terrifiante agonie spirituelle – et non seulement il n’en mourait pas, mais il provoquait intentionnellement ces crises, qu’il estimait utiles. Son frère le capitaine van Tromp souffrait également de spasmes atroces survenant à l’improviste, et dont le moindre aurait dû, selon les critères de Smith, entraîner une désincarnation immédiate pour mettre fin au conflit. Et pourtant, pour autant qu’il le sache, son frère était toujours incarné.

Il ignora donc l’agitation de Jill.

Elle lui tendit un ballot. « Tenez, mettez ça. Dépêchez-vous ! »

Smith prit le paquet de vêtements et attendit. Jill le regarda en secouant la tête. « Ciel ! Bon, déshabillez-vous ; je vais vous aider. »

Elle dut le déshabiller puis l’habiller entièrement. Il portait – non parce que cela lui plaisait mais parce qu’on le lui avait dit – une chemise de nuit, une robe de chambre et des chaussons. Il était capable de les ôter lui-même, mais pas assez vite au gré de Jill. Elle était infirmière, et il n’avait jamais entendu parler du tabou de la pudeur – auquel il n’aurait d’ailleurs rien compris. Ils ne furent donc pas ralentis par des considérations hors de propos. Il trouva délicieuses les fausses peaux dont elle revêtit ses jambes. Mais elle ne lui laissa pas le temps de les chérir et les colla à ses cuisses avec du sparadrap à défaut de jarretières. Elle avait emprunté cette tenue à une infirmière plus grande qu’elle, prétextant qu’une cousine en avait besoin pour un bal costumé. Jill agrafa l’ample blouse blanche ; il lui sembla que cela dissimulait de façon convaincante la plupart des différences sexuelles. Les chaussures furent le plus difficile : elles n’étaient pas vraiment à sa pointure et Smith avait déjà du mal à marcher pieds nus dans cette gravité.

Pour finir, elle le coiffa d’un bonnet d’infirmière. « Vos cheveux sont un peu courts, dit-elle avec inquiétude, mais il y a des femmes qui ne les portent guère plus longs. Il faudra bien que ça aille. » Smith ne répondit pas, car il ne comprenait pas exactement ce qu’elle avait voulu dire. Il essaya de se penser des cheveux plus longs, mais comprit que cela prendrait trop longtemps.

« Et maintenant, dit Jill, écoutez-moi bien. Quoi qu’il arrive, ne dites pas un mot. Vous comprenez ?

— Ne pas parler. Je ne parlerai pas.

— Venez avec moi – je vais vous prendre par la main. Et si vous connaissez des prières, priez !

— Prier ?

— Peu importe. Simplement, suivez-moi sans dire un mot. » Elle ouvrit la porte, jeta un coup d’œil dans le couloir, et entraîna Smith avec elle.

Il était complètement désorienté par toutes ces configurations étranges et nouvelles. Il était assailli par des images troubles et imprécises, et avançait en aveugle, les sens presque déconnectés pour se protéger de ce milieu chaotique.

Elle le conduisit jusqu’au bout du couloir et monta sur un tapis roulant. Smith trébucha et serait tombé si elle ne l’avait pas retenu. Une femme de service les regarda avec étonnement et Jill faillit lâcher un juron. Puis, ils prirent un ascenseur jusqu’au toit – elle n’aurait jamais pu le piloter dans un tube pneumatique.

Et là, sans que Smith s’en rendît compte, ils se trouvèrent dans une situation critique. Il se noyait dans l’extase du ciel ; il n’avait plus vu le ciel depuis Mars. C’était un ciel légèrement couvert, clair et lumineux, un ciel typique du climat de Washington. Le toit était désert – c’était ce qu’elle avait espéré en partant après l’heure… mais il n’y avait plus de voitures. Et elle n’osait prendre l’aérobus avec lui.

Elle allait téléphoner pour avoir un taxi lorsqu’elle en vit un atterrir. Elle appela le planton. « Jack ! Ce taxi est libre ?

— Non ; je viens de l’appeler pour le docteur Philips.

— Quel dommage ! Jack, essayez de m’en avoir un le plus vite possible. Je suis avec ma cousine Madge – elle travaille au pavillon Sud –; elle a une laryngite et il ne faut pas qu’elle reste dans ce vent. »

Le planton se gratta la tête. « Bah… puisque c’est vous, Miss Boardman, prenez celui-ci et j’en appellerai un autre pour le docteur.

— Jack, vous êtes un trésor. Non, Madge, ne parle pas ; je le remercierai pour nous deux. Elle est pratiquement aphone ; je vais lui soigner ça avec un bon grog.

— Oh oui, il n’y a rien de tel que les remèdes de grand-mères ! » Il ouvrit la porte du taxi et composa de mémoire le domicile de Jill, puis les aida à monter. Jill fit de son mieux pour dissimuler la maladresse de Smith. « Merci, Jack ! Merci mille fois. »

Enfin, le véhicule s’éleva ; Jill poussa un profond soupir. « Vous pouvez parler, maintenant.

— Que dois-je dire ?

— Hein ? Ce qu’il vous plaira. »

Smith réfléchit longuement. L’envergure de l’invitation appelait une réponse appropriée, digne d’un frère. Il en examina plusieurs et les rejeta parce qu’elles étaient intraduisibles, puis se décida pour une phrase qui, même dans ce langage plat et étranger, transmettrait un peu de la proximité et de la chaleur qui convient entre frères : « Que nos œufs partagent un même nid. »