Jill soupira. « Assez joué. J’ignore pour combien de temps encore nous sommes en sécurité ici.
— Sécurité ?
— Nous ne pouvons pas rester ici. Ils sont peut-être déjà en train de nous chercher. » Elle réfléchit. Chez elle, pas question, ici non plus… Ben avait eu l’intention de l’emmener chez Jubal Harshaw. Mais elle ne connaissait pas Harshaw, ne savait même pas où il vivait. Quelque part dans les Poconos, avait dit Ben. Oui, il faudrait qu’elle se procure son adresse. Il était sa seule chance.
« Pourquoi n’êtes-vous pas heureux, mon frère ? »
Jill s’arracha à ses pensées et regarda Smith. Le pauvre ! Il ne se rendait même pas compte que tout allait mal ! Elle essaya de voir les choses de son point de vue. Elle n’y parvint pas, mais comprit qu’il ignorait totalement qu’ils fuyaient devant… devant quoi ? Les flics ? Les autorités de l’hôpital ? Elle ne savait pas exactement ce qu’elle avait fait ni quelles lois elle avait violées. Ce qu’elle savait par contre, c’est qu’elle s’était opposée aux Grands, aux Puissants de ce monde.
Comment aurait-elle pu dire à l’Homme de Mars ce qu’ils avaient à craindre alors qu’elle-même l’ignorait ? Avaient-ils une police sur Mars ? La moitié du temps, en lui parlant, elle avait l’impression de s’adresser à un mur.
Ciel ! Avaient-ils des murs sur Mars ? Avaient-ils des maisons même ?
« Peu importe, lui dit-elle calmement. Faites ce que je vous dirai et tout ira bien.
— Oui. »
C’était une acceptation illimitée, sans restrictions. Jill eut soudainement l’impression que si elle le lui demandait, il sauterait par la fenêtre – et elle ne se trompait pas. Il aurait sauté, aurait joui de chaque seconde de la chute du vingtième étage et accepté sans surprise ni ressentiment la soudaine désincarnation lors de l’impact. Ce n’est pas qu’il aurait ignoré qu’une telle chute le tuerait ; mais la peur de la mort était pour lui une idée inconcevable. Si un frère d’eau choisissait pour lui cette étrange désincarnation, il la chérirait et essaierait de la gnoquer.
« Bon. Nous ne pouvons pas rester à ne rien faire. Il faut manger, vous trouver de nouveaux vêtements, et puis partir. Commencez déjà à vous déshabiller. » Elle alla regarder dans la garde-robe de Ben.
Elle choisit un costume de voyage, un béret, une chemise, des sous-vêtements et une paire de chaussures. En revenant, elle trouva Smith dans une situation impossible : il avait omis d’ôter sa blouse avant d’essayer d’enlever la robe, et il était virtuellement paralysé.
« Aïe-aïe ! » Jill courut l’aider.
Elle réussit à le débarrasser des vêtements puis les fourra dans l’oubliette. Elle paierait Etta Schere plus tard, et ne tenait pas à ce qu’on les trouvât. « Et maintenant, mon ami, vous allez prendre un bain avant de mettre les habits propres de Ben. On vous a négligé. Allons, venez. » Étant infirmière, elle était immunisée contre les mauvaises odeurs et (pour la même raison) était une fanatique de l’eau et du savon… Ils n’avaient pas dû lui donner de bain depuis un bon moment. Il ne puait pas exactement, mais son odeur lui rappelait celle d’un cheval par une chaude journée d’été.
Il regarda avec extase la baignoire s’emplir.
Jill vérifia la température de l’eau. « Ça va. Entrez. »
Smith parut stupéfait.
« Dépêchez-vous ! dit Jill avec fermeté. Entrez dans l’eau. »
Les mots figuraient dans son vocabulaire humain, et, tremblant d’émotion, Smith fit ce qu’elle lui demandait. Ce frère voulait qu’il plaçât son corps entier dans l’eau de la vie ! Jamais pareil honneur ne lui avait été échu – et dans son expérience, personne n’avait jamais eu droit à un tel privilège. Mais il commençait à comprendre que ces créatures étaient étrangement familiarisées avec l’élément vital… fait impossible à gnoquer, mais qu’il devait accepter.
Il mit un pied tremblant dans l’eau, puis l’autre… et se laissa glisser jusqu’à ce que l’eau le recouvrît entièrement.
« Hé ! » cria Jill, et elle ramena sa tête au-dessus de l’eau, terrifiée parce qu’il lui semblait manier un cadavre. Seigneur ! Il n’avait pas pu se noyer, pas en si peu de temps. Elle le secoua vivement. « Smith ! Réveillez-vous ! Sortez de cet état ! »
De très loin, Smith entendit son frère l’appeler et revint. Ses yeux quittèrent leur aspect vitreux, son cœur s’accéléra et il recommença à respirer. « Ça va ? lui demanda Jill.
— Ça va bien. Je suis très heureux… mon frère.
— Vous m’aviez fait peur. Surtout, ne vous remettez pas sous l’eau. Restez assis comme vous êtes. D’accord ?
— Oui, mon frère. » Smith ajouta quelque chose dans un langage rauque et croassant, puis mit ses mains en coupe et y recueillit de l’eau avec mille précautions, puis la porta à ses lèvres. Sa bouche toucha l’eau, puis il l’offrit à Jill.
— Hé là, ne buvez pas l’eau de votre bain ! Non, je n’en veux pas, merci.
— Il ne faut pas boire ?
Il lui parut en ce moment si malheureux et vulnérable qu’elle ne sut plus quoi faire. Elle hésita, puis baissa la tête et toucha l’offrande de ses lèvres. « Merci.
— Puissiez-vous ne jamais avoir soif !
— Je vous souhaite également de ne jamais connaître la soif. Mais cela suffit. Si vous avez soif, je vais aller vous chercher quelque chose à boire. Mais pas l’eau du bain. »
Smith parut se satisfaire de cela et resta calmement assis. Jill comprit qu’il n’avait jamais eu droit à un grand bain et n’avait pas la moindre idée de ce qu’on attendait de lui. Elle pourrait certes le lui apprendre, mais cela leur ferait perdre un temps précieux.
Bah, elle en avait fait de pires ! Son corsage était déjà mouillé jusqu’en haut des manches. Elle l’ôta et le suspendit à un crochet. Puis elle regarda sa jupe plissée… les plis étaient permanents, mais il serait stupide de la mouiller aussi. Elle l’enleva, et se retrouva en slip et soutien-gorge.
Smith la regardait avec l’intérêt impartial d’un bébé. À sa grande surprise, Jill se sentit rougir. Elle se croyait pourtant libre de toute pudeur morbide. Elle se souvint soudain qu’elle avait participé à sa première baignade nudiste à l’âge de quinze ans. Mais ce regard d’enfant l’embarrassait. Elle préféra risquer d’avoir des sous-vêtements mouillés plutôt que de faire ce qui s’imposait.
Elle cacha son embarras en redoublant d’activité. « Allez, au travail ! » Elle s’agenouilla à côté de la baignoire, l’aspergea de savon et se mit à le frotter vigoureusement.
Soudain, Smith allongea le bras et lui toucha le sein droit. Jill eut un mouvement de recul. « Hé là ! Pas de ça ! »
Il la regarda comme si elle l’avait giflé. « Non ? » demandât-il d’une voix tragique.
« Non », dit-elle fermement, puis, voyant son expression, elle ajouta avec douceur : « Ce n’est rien. Mais ne m’empêchez pas de travailler. »
Jill ne fit pas traîner les choses. Elle vida la baignoire et le rinça à la douche, puis s’habilla tandis que le soufflant le séchait. L’air chaud le surprit et il se mit à trembler. Elle dut lui dire de se tenir au montant, puis l’aida à sortir de la baignoire. « Voilà, vous sentez meilleur et je suis sûre que vous vous sentez mieux.