DEUXIÈME PARTIE
SON ABSURDE HÉRITAGE
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La troisième planète à partir du soleil comptait ce jour-là 230 000 habitants de plus que la veille ; mais sur cinq milliards d’habitants, cet accroissement était à peine sensible. Le royaume d’Afrique du Sud, membre de la Fédération, comparut à nouveau devant la Haute cour pour avoir persécuté sa minorité blanche. Les seigneurs de la mode, réunis à Rio, décrétèrent que les jupes seraient plus longues et les nombrils, couverts. Les stations défensives de la Fédération orbitaient dans le ciel, prêtes à frapper quiconque troublerait la paix de la planète ; les satellites-émetteurs commerciaux troublaient la paix, de leurs incessantes clameurs publicitaires. Sur les bords de la baie d’Hudson, on avait installé un demi-million de maisons mobiles de plus que l’an passé ; l’Assemblée de la Fédération déclara zone de famine l’ensemble de la ceinture du riz ; la duchesse Cynthia, connue sous le sobriquet de « la fille la plus riche du monde », renvoya (généreusement) son sixième mari.
Le révérend docteur Daniel Digby, évêque suprême de l’Église fostérite de la Nouvelle Révélation, annonça qu’il avait nommé l’Ange Azraël pour guider le sénateur fédéral Thomas Boone, et qu’il attendait la confirmation divine de son choix pour la fin de la journée. Les services d’information annoncèrent la nouvelle sans faire de commentaires, car les fostérites avaient dans le passé ravagé les bureaux de plusieurs journaux. Mr. et Mrs. Harrison Campbell VI eurent un fils et héritier légitime par une mère-hôtesse, à l’hôpital pédiatrique de Cincinnati, tandis que les heureux parents prenaient des vacances au Pérou. Le docteur Horace Quackenbush, professeur d’arts et de loisirs à la faculté de Théologie de Yale, plaida pour un retour à la foi et aux valeurs spirituelles. Un scandale sur les paris impliqua la moitié des membres de l’équipe de football de West-Point. À Toronto, trois chimistes spécialisés dans la guerre bactériologique furent suspendus pour instabilité émotionnelle ; ils annoncèrent qu’ils porteraient leur cas devant la Haute Cour. La même Haute Cour renvoya devant la Cour suprême des États-Unis le cas Reinsberg contre l’État du Missouri, dans lequel étaient pourtant impliqués des membres de l’Assemblée de la Fédération.
Son Excellence le Très Honorable Joseph E. Douglas, secrétaire général de la Fédération mondiale des États Libres, prenait son petit déjeuner en se demandant pourquoi diable il n’était même plus possible d’obtenir une tasse de café digne de ce nom. Son journal du matin, préparé par l’équipe de nuit de son service d’information, se déroulait sous ses yeux à la vitesse de lecture optimale sur une visionneuse opérant selon le principe du feedback : elle s’arrêtait dès qu’il regardait ailleurs. Mais pour le moment, il regardait le petit écran, uniquement, d’ailleurs, pour éviter le regard de son patron. Mrs Douglas, elle, ne lisait jamais les journaux. Elle avait d’autres sources d’informations.
« Joseph…»
Il leva les yeux ; la machine s’arrêta. « Oui, chère amie ?
— Joseph, quelque chose vous tracasse.
— Ah ? Qu’est-ce qui vous fait dire cela, chère amie ?
— Ce n’est pas pour rien que je vous dorlote, vous évite un tas de tracas et reprise vos chaussettes depuis trente-cinq ans – je sais. »
Et le pire, dut-il s’avouer, c’était qu’elle savait. Il la regarda et se demanda pourquoi il s’était laissé forcer la main jusqu’à signer un contrat perpétuel. Dans le « bon vieux temps », lors de sa première élection, elle était sa secrétaire. Tout avait commencé par un accord de cohabitation de quatre-vingt-dix jours, pour économiser sur le prix des chambres d’hôtel pendant la campagne. Il était entendu que c’était un accord de convenance, et que « cohabitation » ne signifiait littéralement rien de plus que « vivre sous le même toit » – et jamais, même en ce temps-là, elle n’avait reprisé ses chaussettes !
Il essaya de se souvenir comment cela avait changé. Dans son ouvrage autobiographique. À l’ombre de la Grandeur : la vie d’une femme, Mrs Douglas affirmait qu’il lui avait demandé sa main en comptant les voix de son premier scrutin de ballottage, et que la violence de ses sentiments romantiques ne se serait satisfaite de rien de moins que du mariage traditionnel « que seule la mort peut défaire ».
À quoi bon… autant s’en tenir à la version officielle.
« Joseph ! Vous ne m’avez pas répondu !
— Mais rien, chère amie. J’ai passé une nuit agitée, voilà tout.
— Je sais bien. Je sais toujours quand ils viennent vous réveiller la nuit. »
Son appartement était de l’autre côté du palais, à cinquante mètres du sien. « Comment le savez-vous, chère amie ?
— Mon intuition féminine. Quelles nouvelles Bradley vous a-t-il apportées ?
— De grâce, laissez-moi finir de regarder les informations avant la réunion du Conseil.
— Joseph Edgerton Douglas, soyez franc. »
Il soupira. « Nous avons perdu de vue ce bougre de Smith.
— Smith ? L’Homme de Mars ? Qu’est-ce que ça veut dire, « perdu de vue » ? C’est ridicule !
— Ridicule ou pas, très chère, il a disparu de sa chambre d’hôpital depuis hier.
— C’est incroyable ! Comment a-t-il fait ?
— Déguisé en infirmière, il semble.
— Mais… Enfin, il est parti, c’est ça l’important. Et quelles petites dispositions avez-vous prises pour le retrouver ?
— On est à sa recherche. Des gens de confiance. Berquist…
— Cet imbécile-là ? Tous les officiers du F.D.S. jusqu’à la dernière assistante sociale devraient être sur sa piste, et vous envoyez Berquist !
— Nous ne le pouvons pas. Vous ne voyez pas la situation comme elle est. Officiellement, il n’a pas disparu. Vous savez bien qu’il y a l’autre… l’Homme de Mars « officiel ».
— Ah…» Elle tambourina sur la table. « Je vous avais bien dit que cette substitution nous créerait des ennuis.
— Mais enfin ! C’est vous qui l’aviez suggérée.
— Certainement pas. Et ne me contredisez pas. Voyons… Faites appeler Berquist.
— Il est sur sa piste, et n’a pas encore donné de ses nouvelles.
— Vraiment ! Il doit déjà être à mi-chemin de Zanzibar. Il nous a vendus ! Je n’ai jamais eu confiance en ce type. Je vous avais bien dit quand vous l’avez engagé qu’un…
— Quand je l’ai engagé ?
— Ne m’interrompez pas… qu’un homme qui mange à deux râteliers ne renâclera pas devant un troisième. » Elle fronça les sourcils. « Joseph, c’est un coup de la Coalition orientale. Attendez-vous à ce que l’on pose la question de confiance à l’Assemblée.
— Hein ? Mais pourquoi ? Personne n’est au courant.
— Doux ciel ! Cela viendra – les Orientaux y veilleront, n’ayez crainte. Taisez-vous et laissez-moi réfléchir. »
Douglas profita de son silence forcé pour lire les nouvelles. Devant l’incurie du ministère de la Santé, le Conseil de Los Angeles demandait une aide fédérale pour lutter contre le smog. Il fallait leur donner un os à ronger, car Charlie aurait déjà bien du mal à se faire réélire, maintenant que les fostérites présentaient leur propre candidat. À la fermeture, la Lunar Enterprises avait gagné deux points…
« Joseph.
— Oui, chère amie ?
— Voici ce que j’ai décidé : notre Homme de Mars est le seul. Celui que la Coalition orientale va sortir est un faux.