— Ça ne tiendra jamais.
— Comment, ça ne tiendra jamais ? Mais il le faut.
— C’est impossible. Les savants verront immédiatement la substitution. J’ai eu un mal du diable à les tenir à distance.
— Peuh, les savants !
— Ils ne seront pas dupes, je vous assure.
— Je ne sais pas de quoi vous voulez parler. Ah ! la science ! Moitié intuition, moitié superstition, voilà ce que c’est. On devrait les enfermer, voter une loi pour leur interdire d’exercer. Je vous l’ai déjà dit maintes fois, Joseph, la seule vraie science, c’est l’astrologie.
— Je ne sais pas, chère. Ce n’est pas que je dénigre l’astrologie…
— Il ne manquerait plus que cela, après tout ce qu’elle a fait pour vous.
— … mais certains de ces professeurs sont drôlement calés. L’un d’eux me parlait l’autre jour d’une étoile six mille fois plus lourde que le plomb. Ou était-ce soixante mille ? Attendez…
— Fadaises ! Comment peuvent-ils le savoir ? Calmez-vous, Joseph. Nous n’admettons rien. Leur Martien est le faux. En attendant, nos Services spéciaux devront faire tout leur possible pour le ramener, si possible avant que les Orientaux ne révèlent sa présence. Et s’il faut user de la manière forte et que ce Smith se fasse tirer dessus en résistant aux forces de l’ordre, par exemple, ce serait évidemment dommage, mais comme il n’a fait qu’embêter tout le monde depuis le début…
— Agnès ! Savez-vous ce que vous suggérez ?
— Je ne suggère rien du tout. Tous les jours, il y a des gens à qui il arrive quelque chose. Il faut régler ce problème, Joseph. Pour le plus grand bien du plus grand nombre, comme vous le dites toujours.
— Je ne veux pas qu’il lui arrive du mal.
— Personne n’a jamais dit qu’on allait lui faire du mal. Joseph, il faut prendre des mesures énergiques. C’est votre devoir, et l’histoire vous rendra justice. Qu’est-ce qui est le plus important ? Maintenir l’ordre pour cinq milliards de gens, ou faire du sentiment à propos d’un seul homme – qui de plus n’est même pas vraiment un citoyen ? »
Douglas ne répondit pas. Mrs Douglas se leva. « Bon. Inutile de discuter d’impondérables. Je vais demander à Mme Vesant d’établir un nouvel horoscope. Je n’ai pas consacré les meilleures années de ma vie à vous donner votre position actuelle pour que vous fichiez tout en l’air par votre pusillanimité. Essuyez donc le jaune d’œuf que vous avez sur le menton. » Elle sortit.
Le premier de la planète but encore deux tasses de café avant de se sentir en forme pour le Conseil. Pauvre vieille Agnès ! Il avait dû bien la désappointer… et leur nouvelle vie ne facilitait certainement pas les choses. Enfin, elle était au moins fidèle jusqu’au bout des ongles… et nous avons tous nos défauts. Elle en avait sans doute autant assez de lui que lui d’elle – bah, qu’importait !
Il se redressa. Une chose était certaine – il ne leur permettrait pas de brutaliser ce petit Smith. Il était empoisonnant, d’accord, mais si touchant, si vulnérable… Si Agnès avait vu comme il était innocent et peureux, elle n’aurait pas parlé ainsi. Il aurait certainement touché son instinct maternel.
Agnès avait-elle quelque chose de maternel en elle ? On ne le voyait guère, lorsqu’elle serrait les lèvres. Oh, puis zut ! Toutes les femmes ont un instinct maternel ; c’est scientifiquement prouvé. Il se leva, bomba le torse, et partit pour la Chambre du Conseil.
Toute la journée, il attendit que quelqu’un lâchât la bombe. Rien n’arriva. Il fut obligé d’en conclure que, en dépit de toute probabilité, la nouvelle de la disparition de Smith n’avait pas dépassé le cercle de ses collaborateurs immédiats. Le secrétaire général avait une seule envie : fermer les yeux et ne plus penser à cet affreux gâchis. Mais on n’échappe pas aux événements ; ni à sa femme.
Agnès Douglas n’attendit pas que son mari prenne l’initiative. L’état-major de Douglas lui obéissait avec au moins autant d’empressement qu’à lui-même. Elle fit appeler l’assistant ministériel à l’Information civile, comme se faisait appeler l’ordonnance de Douglas, puis passa au plus urgent, à savoir un nouvel horoscope. Une ligne privée reliait son appartement au studio de Mme Vesant. Le visage rebondi de l’astrologue apparut immédiatement sur l’écran. « Agnès ? Qu’y a-t-il, très chère ? J’ai un client.
— Votre circuit est protégé ?
— Évidemment.
— Débarrassez-vous du client. »
Mme Alexandra Vesant ne parut nullement contrariée. « Un petit moment. » Pendant que le signal d’attente apparaissait sur l’écran, un homme entra et attendit près du bureau de Mrs. Douglas. Elle vit que c’était James Sanforth, l’agent de presse qu’elle avait fait appeler.
« Avez-vous des nouvelles de Berquist ? lui demanda-t-elle.
— Hein ? Je ne m’en suis pas occupé. C’est le rayon de McCray.
— Peu m’importe. Il faut le discréditer avant qu’il ne parle.
— Vous pensez que Berquist nous a vendus ?
— Ne faites pas le naïf. Vous auriez dû me consulter avant de faire appel à lui.
— Mais je n’ai rien fait. C’est McCray qui s’en est occupé.
— Vous êtes censé être au courant de tout. Je…» Le visage de Mme Vesant revint sur l’écran. « Attendez-moi là-bas », dit Mrs. Douglas à Sanforth, puis, se tournant vers l’écran, « Allie chérie, il me faut de nouveaux horoscopes pour Joseph et pour moi. C’est urgent.
— Fort bien. » L’astrologue hésita. « Mais je pourrais mieux vous aider, très chère, si vous me disiez ce qui se passe. »
Mrs. Douglas pianota sur le bureau. « Mais ce n’est pas indispensable ?
— Certes pas. Toute personne ayant une formation rigoureuse, des connaissances mathématiques suffisantes et la science des étoiles peut calculer un horoscope en ne connaissant rien d’autre que l’heure, la date et le lieu de naissance du sujet. Vous pourriez apprendre à le faire… si vous n’aviez pas tant de travail. Mais souvenez-vous : les étoiles inclinent, elles n’obligent pas. Si je dois faire une analyse détaillée pour vous aider dans une crise, je dois savoir quel secteur examiner. Vous souciez-vous particulièrement de l’influence de Vénus ? Ou bien de celle de Mars ? Ou…
— De Mars, dit Mrs. Douglas sans hésiter. Et, Allie… je voudrais un troisième horoscope.
— Fort bien. De qui s’agit-il ?
— Allie… est-ce que je peux avoir confiance en vous ? » Mme Vesant prit un air peiné. « Si vous n’avez pas confiance en moi, Agnès, vous devriez vous abstenir de me consulter. Je ne suis pas la seule adepte de l’antique science ni la seule à garantir une rigueur scientifique. On dit beaucoup de bien du professeur von Krausemayer, bien qu’il ait tendance à…» Elle ne termina pas sa phrase.
« Allons, Allie, je vous en prie ! Vous savez bien que je ne laisserais personne d’autre que vous calculer un horoscope pour moi. Vous êtes certaine que personne n’écoute ?
— Absolument, ma chère Agnès.
— Je veux l’horoscope de Valentin Michaël Smith.
— Valentin Mich… L’Homme de Mars ?
— Mais oui, bien sûr. Il a été kidnappé, Allie ! Il faut que nous le retrouvions. »
Deux heures plus tard, Mme Alexandra Vesant se renfonça dans son fauteuil et soupira. Elle avait fait annuler tous ses rendez-vous. Les feuilles couvertes de diagrammes et de chiffres éparpillées sur son bureau témoignaient de ses peines. Il y avait également un vieil almanach nautique écorné. Alexandra différait de nombre d’autres astrologues en ce qu’elle tentait de calculer les « influences » des corps célestes à l’aide d’un petit livre broché intitulé La Science des Arcanes de l’astrologie judiciaire et la clef de la pierre de Salomon. Il avait appartenu à son défunt mari, le professeur Simon Magus, spiritualiste, illusionniste et hypnotiste, étudiant des Arcanes secrètes.