Elle avait confiance en ce livre comme elle avait eu confiance en lui. Simon n’avait pas eu son pareil pour faire un horoscope – quand il était sobre. La moitié du temps, il ne faisait même pas appel au livre. Elle n’atteindrait jamais sa dextérité. Il lui fallait à la fois le livre et l’almanach. Ses calculs étaient souvent imprécis ; Becky Vesey (comme elle se faisait appeler jadis) n’avait jamais réellement maîtrisé la table de multiplication, et avait tendance à confondre les sept et les neuf.
Malgré cela, ses horoscopes étaient éminemment satisfaisants. Mrs. Douglas n’était pas son seul client de marque.
Elle avait eu un instant de panique lorsque Mrs Douglas lui avait demandé l’horoscope de l’Homme de Mars – un peu comme le jour où un idiot de spectateur avait resserré le bandeau qui l’empêchait de voir, juste avant que le professeur ne lui posât les questions. Mais elle s’était depuis longtemps découvert un talent pour la réponse juste – oubliant sa panique, elle avait continué comme si de rien n’était.
Elle avait donc demandé à Agnès la date, l’heure et le lieu exact de la naissance de l’Homme de Mars, étant pratiquement certaine que personne ne les connaissait.
Mais, après un très court délai, on lui avait fourni toutes les précisions demandées, recueillies sur le livre de bord de l’Envoy. Gardant tout son sang-froid, elle lui avait promis de la rappeler dès que les horoscopes seraient prêts.
Mais, après deux heures d’arithmétique ardue, elle avait bien des résultats complets pour Mr. et Mrs. Douglas, mais rien pour Smith. L’ennui était simple – et insurmontable : Smith n’était pas né sur Terre.
Il n’y avait pas place pour une telle notion dans sa bible astrologique ; son auteur anonyme était déjà mort lors du départ de la première fusée pour la Lune. Elle avait tenté de trouver une issue à ce dilemme, en partant de l’idée que les principes demeuraient inchangés et qu’il suffisait de tenir compte du déplacement spatial. Elle se perdit bientôt dans d’inextricables complications mathématiques… les signes du Zodiaque étaient-ils les mêmes vus de Mars ? Et que pouvait-on faire sans signes du Zodiaque ?
Il lui eût été aussi facile d’extraire une racine cubique – obstacle infranchissable qui avait causé jadis son départ de l’école.
Elle sortit un tonique qu’elle gardait pour de telles occasions. Elle en avala rapidement un verre et s’en reversa un second, puis se demanda ce que Simon aurait fait dans les mêmes circonstances. Elle crut entendre sa voix pleine d’assurance : « Confiance, mon petit ! Aie confiance et le client aura confiance en toi. Tu lui dois bien ça ! »
Elle se sentait déjà bien mieux. Elle commença à établir les horoscopes des Douglas. Ensuite, il lui parut facile d’écrire celui de Smith ; comme toujours, les mots jetés sur le papier fournissaient leur propre preuve : ils étaient si merveilleusement vrais ! Elle y mettait la dernière main lorsque Agnès Douglas la rappela. « Allie ? Ça y est ?
— Je viens juste de terminer, répondit allègrement Mme Vesant. Évidemment, l’horoscope du jeune Smith présentait un problème difficile et inhabituel. Comme il est né sur une autre planète, il a fallu recalculer tous les aspects. L’influence du Soleil est amoindrie ; celle de Diane est presque nulle ; Jupiter, par contre, prend un aspect nouveau et, si je puis dire, unique. Vous comprenez certainement que la difficulté des calculs…
— Peu importe cela, Allie ! Vous avez les réponses ?
— Naturellement.
— Oh, Dieu merci ! Je craignais que ce n’eût été trop difficile pour vous. »
Mme Vesant joua la dignité offensée. « Chère amie, les configurations changent, mais la Science est immuable. La méthode qui permit de prédire le lieu et la date de naissance du Christ, le moment et la manière de la mort de César… comment pourrait-elle faillir ? La Vérité est éternelle, Agnès.
— Oui, bien sûr.
— Vous êtes prête ?
— Attendez que je mette sur « enregistrement »… Voilà.
— Bien. Alors, Agnès, vous vous trouvez dans la période la plus critique de votre vie ; jamais les sphères célestes n’ont été dans une configuration aussi forte. Avant tout, il faut être calme, éviter la hâte, réfléchir avant d’agir. Dans l’ensemble, les présages vous sont favorables… à condition que vous évitiez des actions inconsidérées. Ne laissez pas votre esprit être effrayé par les apparences…» Elle continua à lui donner nombre de conseils. Becky Vesey donnait toujours de bons conseils, et les donnait avec conviction parce qu’elle y croyait. Simon lui avait appris que, même dans les configurations les plus sombres, il y avait toujours un moyen d’amortir le coup, un aspect que le client pouvait utiliser dans sa poursuite du bonheur…
Les traits de Mrs. Douglas se détendirent ; elle approuvait de la tête chaque phase de l’argumentation de Mme Vesant. « Vous comprenez donc, conclut cette dernière, que l’absence du jeune Smith est rendue nécessaire par la conjonction des trois horoscopes. Mais ne vous inquiétez pas – il reviendra, ou du moins vous aurez de ses nouvelles d’ici peu. Mais surtout, gardez votre calme, et abstenez-vous de toute action irréfléchie.
— Je comprends.
— Une dernière chose. L’aspect de Vénus est favorable et domine potentiellement celui de Mars. Vénus est, bien sûr, votre symbole, mais Mars est à la fois celui de votre mari et celui de Smith, conséquence des circonstances uniques de sa naissance. Vous devez donc porter un double fardeau ; pour y faire face, il vous faudra faire montre de ces qualités typiquement féminines que sont la sagesse et la prudence. Vous devez soutenir votre mari, le guider dans cette crise, le tranquilliser. Être pour lui la source de la sagesse, la mère terrestre. C’est là votre génie et votre rôle… soyez à sa hauteur. »
Mrs Douglas soupira. « Allie, vous êtes tout simplement merveilleuse. Vraiment, je ne sais comment vous remercier.
— Remerciez les Maîtres dont je suis l’humble élève.
— Comme je ne saurais le faire, c’est vous que je remercie, Allie. Cela n’est bien entendu pas couvert par vos honoraires habituels. Il y aura un petit cadeau.
— Mais non, Agnès. C’est un privilège de vous servir.
— Et c’est mon privilège d’apprécier les services que vous me rendez. Non, Allie, plus un mot ! »
Mme Vesant se laissa convaincre. Elle raccrocha, heureuse d’avoir pu lui donner une interprétation qu’elle savait être juste. Pauvre Agnès ! C’était un privilège que de pouvoir aplanir son chemin, alléger un peu son fardeau. Cela lui faisait du bien d’aider Agnès.
Et cela lui faisait du bien d’être traitée presque en égale par la femme du secrétaire général – non qu’elle fût snob, d’ailleurs. Mais la jeune Becky Vesey avait été une personne tellement insignifiante que le curateur de l’assistance ne se souvenait jamais de son nom, quoiqu’il manifestât un intérêt certain pour son buste. Mais Becky ne lui en voulait pas ; elle aimait les gens ; elle aimait Agnès Douglas.
Becky Vesey aimait tout le monde.
Elle dégusta lentement un dernier verre de « tonique », tandis que son esprit perspicace passait en revue les quelques bribes d’informations qu’elle avait recueillies. Puis, elle appela son agent de change et lui donna ordre de vendre Lunar Enterprises à court terme.