Il renifla de façon désobligeante. « Allie, votre régime amaigrissant affaiblit votre cerveau.
— Écoutez-moi, Ed. Quand elles auront baissé de dix points, vendez, même si cela continue à baisser. Puis, lorsqu’elles auront regagné trois points, rachetez… et revendez le tout lorsqu’elles seront revenues au cours de clôture d’aujourd’hui. »
L’agent garda un long silence, puis : « Allie, vous savez quelque chose. Ne laissez pas le bon vieux Ed dans l’ignorance.
— Les étoiles me l’ont dit, Ed. »
Ed fit une suggestion astronomiquement impossible. « Bien, bien, si vous ne voulez pas parler… Hum… je n’ai jamais pu résister à l’attrait de ce genre de jeux. Cela vous embêterait que je vous imite ?
— Pas du tout, Ed. Mais n’y allez pas trop fort, il ne faut pas que cela se voie. C’est une situation délicate, où Saturne est pris entre la Vierge et le Lion.
— Bien sûr, Allie, bien sûr. »
Mrs. Douglas se mit immédiatement à l’œuvre, heureuse qu’Allie eût confirmé tous ses jugements. Elle se fit donc apporter le dossier de Berquist, puis donna le feu vert à la campagne destinée à détruire sa réputation. Le commandant Twitchell, des Services spéciaux, sortit de chez elle la mine sombre et s’empressa d’aller se venger sur son premier officier. Ensuite, elle donna ordre à Sanforth de profiter d’une nouvelle émission sur l’Homme de Mars pour répandre la rumeur, « provenant d’une source proche de l’administration », qu’il allait partir, ou était déjà parti, pour les Andes afin de bénéficier d’un climat aussi proche que possible de celui de Mars. Puis, elle se demanda comment obliger le Pakistan à voter comme il convenait.
Elle finit par appeler son mari et l’incita à appuyer le Pakistan qui désirait s’assurer la part du lion dans les mines de thorium du Cachemire. Cela l’irritait de voir qu’elle pensait qu’il y était opposé mais, comme il ne demandait que cela, il se laissa facilement convaincre. Cela fait, elle partit pour parler de La Maternité dans le monde d’aujourd’hui devant les Filles de la deuxième révolution.
10
Tandis que Mrs. Douglas parlait d’abondance sur un sujet dont elle ignorait presque tout, Jubal E. Harshaw, docteur ès lettres, docteur en médecine et docteur en droit, bon vivant, gourmet, sybarite, auteur populaire d’exception et philosophe néo-pessimiste, était assis sur le bord de sa piscine, dans sa propriété des Poconos. Il grattait la toison grise qui couvrait sa poitrine en regardant ses trois secrétaires s’ébattre dans l’eau. Leur beauté n’avait d’égale que leurs talents de secrétaires. Dans l’opinion de Harshaw, le principe du moindre effort exigeait que le beau se joignît à l’utile.
Anne était blonde, Myriam rousse et Dorcas brune. Elles étaient respectivement bien en chair, adorablement proportionnée et délicieusement mince. Quinze années séparaient la plus jeune de la plus âgée, mais il était impossible de dire laquelle était l’aînée.
Harshaw travaillait dur. La plus grande partie de lui-même regardait trois jolies filles s’amuser dans l’eau et le soleil, mais un petit compartiment insonorisé composait. Il disait à qui voulait l’entendre que, pour écrire, il mettait ses gonades en parallèle avec son thalamus et débranchait son cerveau. Ses habitudes donnaient une certaine crédibilité à cette théorie.
Il y avait un vocascribe sur la table, mais il ne s’en servait que pour dicter des notes. Lorsqu’il était prêt à écrire, il faisait appel à une sténo et observait ses réactions. Justement, il était prêt. « La suivante ! cria-t-il.
— C’est Anne, répondit Dorcas, mais je vais le prendre : elle est au fond de l’eau.
— Non, allez la chercher. » La brunette plongea. Un moment plus tard, Anne sortit de l’eau, passa un peignoir de bain et s’assit à la table, sans rien demander, sans rien préparer. Anne disposait d’une mémoire totale.
Harshaw prit un seau empli de glace arrosée de cognac et en but une bonne lampée. « Anne, j’en ai trouvé une qui est à vomir. Il s’agit d’un petit chat qui entre dans une église le soir de Noël. Non seulement il meurt de froid et de faim, mais – qui saura jamais pourquoi ? – il est blessé à une patte. Bien. On commence. « La neige tombait depuis…»
— Quel nom de plume ?
— Voyons… Mettez Molly Wadsworth, elle est assez poisseuse. Titre : L’Autre Crèche. Allez, on recommence. » Il continua à dicter sans cesser de regarder Anne. Lorsque les larmes se mirent à perler au coin de ses yeux, il sourit et ferma les siens. Lorsqu’il eut terminé, tous deux avaient, après ce bain de sentimentalité écœurante, le visage baigné de larmes.
« Finis, annonça-t-il. Mouchez-vous, puis allez l’envoyer et pour l’amour du ciel ne m’en parlez plus.
— Jubal, vous n’avez donc jamais honte ?
— Jamais.
— Je sens qu’un jour je m’en vais boxer votre gros ventre après une de ces histoires.
— Je sais. Dépêchez-vous de disparaître avant que je ne mette à exécution une petite idée qui m’est juste venue à l’esprit.
— Oui, patron. »
Elle embrassa sa calvitie en passant derrière lui. « La suivante ! » hurla Harshaw. Myriam sortit de l’eau. Un haut-parleur monté à l’extérieur de la maison annonça :
« Patron ! »
Harshaw lâcha un mot qui fit rire Myriam, puis ajouta :
« Oui, Larry ?
— Une donzelle vient d’arriver à la porte – et elle a un cadavre dans sa voiture. »
Harshaw réfléchit un moment. « Elle est jolie ?
— Euh… oui.
— Qu’attendez-vous, alors ? Faites-la entrer. » Harshaw se retourna vers Myriam. « Allons-y. – Montage urbain puis fondu-enchaîné sur un intérieur, plan moyen. Un flic est assis sur un tabouret, sans casquette, col ouvert, le visage couvert de sueur. On ne voit que le dos d’un autre personnage, de côté en premier plan. Il lève la main presque en dehors du champ et l’abat sur le flic avec un bruit mat que l’on perçoit nettement. » Harshaw leva les yeux. « Voilà, continuez sur cette base. » Une voiture montait la colline vers la maison.
Jill conduisait. Un jeune homme avait pris place à côté d’elle. Lorsque la voiture s’arrêta, le jeune homme en descendit précipitamment, apparemment trop heureux d’en sortir. « La voici, Jubal.
— C’est ce que je vois. Bonjour, petite fille. Et le cadavre, Larry, où est-il ?
— Sur le siège arrière, patron. Sous la couverture.
— Ce n’est pas un cadavre, protesta Jill. C’est… Ben m’avait dit que vous… Je pensais…» Elle baissa la tête et fondit en larmes.
« Allons, allons, lui dit Harshaw avec douceur, peu de cadavres valent une larme. Dorcas… Myriam… occupez-vous d’elle. Donnez-lui quelque chose à boire, et lavez-lui le visage. »
Il entra dans la voiture et souleva la couverture. Jill s’arracha aux attentions de Myriam et cria d’une voix hystérique : « Il faut que vous m’écoutiez ! Il n’est pas mort… du moins, je l’espère. Il est… oh, mon Dieu ! » Elle se remit à pleurer. « Et puis je suis si sale… et j’ai si peur !
— On dirait bien un cadavre, dit Harshaw songeusement. Le corps est à la température ambiante, il semble. Rigidité non caractéristique. Depuis combien de temps est-il mort ?
— Je vous dis qu’il ne l’est pas ! Il faudrait le sortir de là. Si vous saviez comme j’ai eu du mal à l’y faire entrer…
— Je n’en doute pas. Larry, venez m’aider – et cessez d’avoir ce teint verdâtre – si vous vomissez, c’est vous qui essuierez. » Ils sortirent Valentin Michaël Smith et le posèrent sur l’herbe ; son corps demeura raide et recroquevillé. Dorcas était allé chercher le stéthoscope du docteur Harshaw ; elle posa l’appareil par terre et amplifia le son au maximum.