Ce qui l’embêtait, c’était le b… qui allait s’ensuivre lorsqu’ils auraient retrouvé la piste des deux gosses. Car ils la retrouveraient, cela ne faisait pas de doute. La naïve Gillian avait dû laisser des traces aussi visibles que celles d’une vache dotée d’une jambe de bois !
Une foule de gens envahirait son sanctuaire ; ils lui poseraient des questions, formuleraient des exigences… il faudrait qu’il prenne des décisions, qu’il agisse. Et, comme il était convaincu que toute action était futile, cette perspective l’irritait.
Il ne s’attendait pas à ce que les hommes agissent de façon raisonnable ; la plupart étaient des candidats à la camisole de force. Si seulement ils pouvaient lui ficher la paix – tous, sauf les quelques compagnons de jeu qu’il choisissait ! Il était convaincu que, laissé à sa solitude, il aurait depuis longtemps atteint le nirvâna… Pourquoi ne vous laissent-ils jamais seul ?
Aux environs de minuit, il éteignit sa vingt-septième cigarette et se redressa dans son lit. La lumière s’alluma. « La suivante ! » cria-t-il dans le microphone.
Dorcas entra, en robe de chambre et chaussons. « Oui, patron ? demanda-t-elle en bâillant.
— Dorcas, cela fait vingt ou trente ans que je suis un parasite, un bon à rien. »
Elle bâilla de nouveau. « Nul ne l’ignore.
— Épargnez-moi vos flatteries. Mais dans la vie de tout homme, vient un jour où il doit cesser d’être raisonnable, un jour où il doit répondre à l’appel de la liberté et se battre, un jour où il doit frapper les méchants.
— Aoooom…
— Cessez de bâiller. Ce jour est venu.
— Il faut que je m’habille ?
— Oui. Et réveillez les filles ; nous avons beaucoup de travail. Jetez un seau d’eau sur Duke, et dites-lui de dépoussiérer le moulin à paroles puis de le brancher dans le bureau. Je veux voir les informations. »
Dorcas était au comble de la surprise. « Vous voulez regarder la stéréo ?
— Parfaitement. Et dites à Duke de se débrouiller pour en trouver une autre si elle est cassée. Et maintenant, filez ; une nuit bien remplie nous attend.
— D’accord, dit Dorcas à contrecœur. Mais je crois que je ferai bien de prendre votre température.
— Paix, femme ! »
Duke brancha le récepteur juste à temps pour que Jubal puisse voir une nouvelle diffusion de la seconde interview du faux Homme de Mars. Le commentateur fit mention d’une rumeur selon laquelle Smith serait allé se reposer dans les Andes. Jubal en tira les conclusions qui s’imposaient et passa le reste de la nuit à donner des coups de téléphone. À l’aube, Dorcas lui apporta son petit déjeuner : six œufs battus dans du cognac. Il les avala bruyamment tout en songeant qu’un des avantages d’une longue vie était qu’on finissait par connaître tous les personnages importants de ce globe.
Harshaw avait préparé une bombe, mais ne comptait la faire exploser que si les autorités l’y contraignaient. Il se rendait compte que le gouvernement pouvait ramener Smith en captivité en se fondant sur le fait qu’il était juridiquement incompétent. Légalement, Smith était fou ; selon les critères médicaux habituels, c’était un psychopathe. En fait, il était victime d’une psychose exogène de proportions fantastiques, pour avoir d’abord été élevé par des non-humains, puis pour avoir été abruptement transporté dans une société qui lui était absolument étrangère.
Mais Harshaw considérait que la notion légale de santé mentale et la notion médicale de psychose ne s’appliquaient pas à son patient. Cet animal humain s’était apparemment adapté avec succès à une société non humaine – mais il l’avait fait alors qu’il était encore un bébé malléable et vierge d’impressions. Maintenant qu’il était un adulte aux habitudes formées et à la pensée canalisée, pourrait-il réussir une nouvelle adaptation non moins radicale ? Le docteur Harshaw avait l’intention de le découvrir ; pour la première fois depuis des dizaines d’années, il prenait un intérêt réel à l’exercice de la médecine.
D’autre part, il était stimulé par l’idée de contrecarrer les autorités. Il possédait plus que sa part de cette pointe d’anarchie que tout Américain a en partage. Le fait de se dresser contre le gouvernement planétaire l’emplissait d’un enthousiasme comme il n’en avait plus connu depuis une génération.
11
Autour d’une étoile mineure du type G, sur les bords d’une galaxie de moyenne grandeur, les planètes tournaient comme elles l’avaient fait depuis des milliards d’années, obéissant à la loi mathématique complexe qui modèle l’espace. Quatre étaient suffisamment grandes pour être dignes d’attention ; les autres étaient des cailloux cachés dans les replis incandescents de l’étoile ou perdus dans la nuit de l’espace. Toutes étaient, comme toujours, infectées par cette anomalie entropique nommée vie. Sur la troisième et quatrième planète les températures de surface oscillaient autour du point de congélation du protoxyde d’hydrogène ; en conséquence, elles possédaient des formes de vie suffisamment similaires pour permettre un certain degré de contacts sociaux.
Sur le quatrième caillou, les Martiens n’étaient nullement troublés par le récent contact avec la Terre. Comme toujours, les nymphes bondissaient joyeusement autour de la planète, apprenant à vivre ; huit sur dix d’entre elles perdaient la vie dans ce processus. Les Martiens adultes, qui différaient énormément des nymphes tant par le corps que par l’esprit, se rassemblaient dans des villes étranges et gracieuses et étaient, malgré leurs innombrables tâches et leur riche vie intérieure, aussi calmes que les nymphes étaient turbulentes.
Les adultes n’étaient pas libérés du travail, au sens humain du terme : ils avaient toute une planète à surveiller. Il fallait dire aux plantes où et quand pousser ; les nymphes qui avaient survécu à leur apprentissage devaient être rassemblées, chéries, fertilisées ; ensuite, il fallait chérir et contempler les œufs afin de les encourager à mûrir comme il convenait, et enfin il fallait persuader les nymphes accomplies d’abandonner leurs jeux enfantins et de se métamorphoser en adultes. Oui, il fallait faire tout cela – mais cela ne constituait pas davantage la « vie » de Mars que la promenade quotidienne avec son chien ne constitue la « vie » d’un homme qui, entre deux promenades, dirige une société d’envergure mondiale – bien que pour un habitant du Bouvier ces promenades puissent sembler être la principale activité du magnat, considéré comme l’esclave de son chien.
Martiens et humains étaient tous deux des formes de vie douées de conscience, mais elles avaient suivi des chemins très différents. Tout le comportement des hommes, leurs motivations, leurs peurs et leurs espoirs étaient colorés et commandés par le tragique, étrange et splendide mode de reproduction de l’espèce humaine. La même chose valait pour Mars, mais à l’inverse. Mars possédait bien l’efficace bipolarité si commune dans cette galaxie, mais sous une forme si différente de sa manifestation terrestre que seul un biologiste aurait pu nommer cela « sexe » et qu’un psychiatre humain ne l’aurait très certainement pas appelé ainsi. Les nymphes martiennes étaient femelles, et tous les adultes étaient mâles.
Mais ils l’étaient exclusivement d’un point de vue fonctionnel, et non psychologique. La polarité homme-femme qui est à la base de l’existence humaine ne pouvait pas exister sur Mars. Le « mariage » était exclu. Les adultes étaient énormes – les premiers humains qui les virent les comparèrent à des brise-glace aux voiles déployées. Ils étaient physiquement passifs et mentalement actifs. Les nymphes étaient des sphères grasses et couvertes de fourrure, pleines d’une inépuisable énergie mais dénuées de pensée. Aucun parallèle n’était possible entre les fondements psychologiques des Martiens et des Humains. La bipolarité humaine servait à la fois de force de cohésion sociale et d’énergie motrice pour toutes les activités humaines, des sonnets aux équations nucléaires. Et s’il en est qui pensent que les psychologues exagèrent en affirmant cela, qu’ils fouillent les musées, les bibliothèques et les bureaux de brevets pour trouver les créations des eunuques.